[VIDÉO] Rajen Narsinghen : « Faites-moi le directeur de l’ICAC et  je nettoierai le pays de la corruption ! »

 

Il est le responsable du ‘Law Department’ de l’Université de Maurice (UoM) et n’a pas sa langue dans sa poche. Rajen Narsinghen est surtout connu pour ses prises de position contre les abus et les dérives. Mais le défenseur des droits humains et des droits fondamentaux s’est retrouvé devant un comité disciplinaire cette semaine, car il est accusé de faire de la politique active. Cet épisode ne l’empêche pourtant pas de se taire. Il prévient : il sacrifiera sa vie sur l’autel de la démocratie et de la sauvegarde des droits fondamentaux. Il profite même de cet entretien pour révéler ses ambitions…

 

Zahirah RADHA

 

Q : Vous êtes connu comme un ardent défenseur des droits humains et de la liberté d’expression. Avez-vous le sentiment d’être victimisé en raison de ces mêmes valeurs que vous défendez ?

Cela fait 28 ou 29 ans que je travaille à l’Université de Maurice. J’ai aussi travaillé dans diverses autres institutions, notamment comme directeur à la Banque de Maurice et à la State Bank. J’ai également été le représentant de Maurice à l’OMC et au Conseil des Droits de l’Homme à Génève. J’ai ainsi été au front de plusieurs combats au niveau local et international. J’ai aidé plusieurs syndicats, ONGs et autres organisations à titre pro-bono.

Je serai franc et j’avouerai que, de temps à autre, quand des partis politiques, que ce soit le MMM à l’époque, le MSM en 2008 ou le PTr, le PMSD ainsi que d’autres mouvances politiques, m’ont sollicité, je leur ai apporté mon soutien, surtout quand il s’agit des droits humains, de la liberté d’expression et de la presse. D’ailleurs, quand il y a eu une tentative pour museler une radio privée durant la période Covid-19, j’ai, en tant qu’académicien, dénoncé cette dérive.

Q : Est-ce l’une des raisons, outre celle visant à faire taire les voix discordantes contre les dirigeants du jour, pour laquelle vous êtes victimisé ?

Même certaines personnes au sein du gouvernement, m’ont exprimé leur étonnement par la façon dont des actions sont prises. Certaines personnes du ‘management’ m’ont fait comprendre qu’elles ont reçu des instructions ‘from above’ pour qu’on me présente devant un comité disciplinaire. Je ne ferai pas de commentaires sur ce comité disciplinaire à ce stade car ce ne serait pas éthique de ma part. Je respecte ceux qui en font partie. Je fais confiance en la justice, la cour suprême et le Privy Council. Par contre, je n’ai pas de respect pour ceux qui m’ont traîné devant ce comité disciplinaire parce qu’ils se sont laissés influencer par des politiciens. En temps et lieu, je les traînerai en cour.

Je suis aussi surpris par les actes d’intimidations visant à faire croire que la ‘silent protest’ tenue par des jeunes et des membres du public était illégale alors qu’elle était conforme à la « Public Gatherings Act ». C’est une méthode fasciste et anti-démocratique. Politics come and go. Mais les droits fondamentaux restent les mêmes et ils n’appartiennent pas à Mssrs. Jugnauth, Ramgoolam, Bérenger ou Bizlall. Certains politiciens ou des personnes à l’Université sont en train de violer l’« academic freedom » qui fait partie de la section 12 de la Constitution. Je félicite d’ailleurs M. Armoogum Parsuramen qui a décidé de saisir l’UNESCO de cette affaire.

Q : Y a-t-il eu d’autres académiciens qui ont été sanctionnés pour les mêmes prétendus délits auparavant ?

L’‘academic freedom’ est mentionnée dans une convention internationale, le Magna Carta, qui émane de la ‘Bologna Convention’. Elle stipule que les académiciens doivent pouvoir s’exprimer librement. L’‘academic freedom’ a toujours existé à l’UoM et fait partie des quatre piliers de son ‘Mission Statement’. De Raj Virasawmy à Vidula Nababsingh en passant par Dharam Gokhool, plusieurs académiciens ont fait de la politique au sens large du terme et ils ont démissionné au moment d’être candidats aux élections. On a aujourd’hui des académiciens comme Tania Diolle qui est PPS, Chandan Jankee qui est ambassadeur ou encore Mme. Seetulsingh-Goorah.

Cette dernière a déjà été accusée de faire de la politique active dans le passé parce qu’elle s’était présentée à une conférence de presse avec Pravind Jugnauth. Mais je pense que c’était plutôt un dérapage de certaines personnes et non d’un cas de victimisation. Elle avait expliqué, avec raison, que la Constitution lui garantit le droit d’association et que dans son domaine d’expertise, elle avait le droit de parler contre les ‘policies’ du gouvernement de Navin Ramgoolam. À l’époque, sir Seewoosagur Ramgoolam n’avait jamais tenté de victimiser les gens. Il en est de même pour sir Anerood Jugnauth et Navin Ramgoolam.

Q : Est-ce vos affinités avec le Parti Travailliste qui ont provoqué cette décision ?

Vous utilisez le mot ‘affinités’. J’avais des affinités avec le MMM. J’ai des affinités avec le Mouvement Citoyen. Conjoncturellement, j’avais des affinités et j’ai toujours beaucoup de sympathies pour le PTr. Mais je n’ai jamais été membre d’un parti politique. Je défie qui que ce soit de me prouver le contraire. Pour le moment, je suis trop jaloux de ma liberté de penser pour m’attacher à un parti. Certaines personnes me qualifient même d’électron libre. Je peux respecter les leaders politiques et ceux qui sont au-dessus de moi au cas où je fais de la politique active, mais je ne vais jamais ‘surrender’ ma liberté de penser. Je ne vais pas ‘hit below the belt’, mais je m’attaquerai aux ‘policies’ si besoin est.

Récemment, pendant la période de Covid-19, j’ai parlé des lois bâillons, anti-démocratiques, illégales, irrationnelles et anti-constitutionnelles. Cependant, j’ai aussi souligné certaines bonnes mesures qui ont été prises comme le lockdown, le port du masque ou récemment dans le budget, le levy sur les gros salaires. Ceci dit, j’ai peut-être des affinités avec le PTr, mais quand s’ils font des erreurs, je le leur dirai.

Q : Pensez-vous, à la lumière de certains événements récents, que le pouvoir a mis le grappin sur les institutions pour faire taire les voix discordantes ?

L’indépendance des institutions est remise en question, mais j’espère que le gouvernement se ressaisisse. On a vu comment fonctionne la police. Heureusement qu’il y a un nouveau Commissaire de police en la personne de M. Servansingh. C’est une personne intelligente et j’espère, en tant que human rights lawyer, qu’il corrigera l’image de la police et qu’il ne laissera pas l’exécutif ou le Premier ministre s’ingérer dans le ‘day to day running’ de la police. Malheureusement, M. Nobin, pour qui j’ai beaucoup de respect, ne l’avait pas compris.

En ce qui concerne l’ICAC, elle est une farce. Personne n’y croit, même ceux qui soutiennent ce régime vous diront que l’ICAC n’a aucune crédibilité. Si vous regardez le Parlement…

Q : Justement, ce qu’on vous fait subir sur le campus, notamment la tentative de vous museler, semble aussi se répéter à l’Assemblée nationale où l’opposition est systématiquement sanctionnée pour l’empêcher de faire son travail de chien de garde. Notre démocratie est-elle en danger ?

Que mes droits soient bafoués, c’est secondaire. Je me défendrai avec le soutien de mes hommes de loi. Cependant, le Parlement est une des institutions les plus importantes du pays. Il y a la souveraineté du Parlement mais aussi la suprématie de la Constitution. On doit ‘articulate’ les deux. Dans notre Constitution, de façon explicite et implicite, il y a ce qu’on appelle le ‘sovereignty of parliament’ et aussi la ‘parliamentary democracy’. Dans ce système, le rôle d’un speaker est défini par la Constitution bien qu’il faut le lire en parallèle avec les ‘standing orders’ et les ‘regulations’ du Parlement, sans oublier Erskine May qui est une grande autorité en Angletterre.

On a eu, dans le passé, Sir Harilall Vaghjee qui n’a pas eu son second, quoiqu’on ait eu de bon Speakers. Aujourd’hui cependant, le Parlement est devenu une farce. À voir la façon dont il fonctionne désormais, il vaut mieux ne pas en avoir. 24 ministres auraient suffi. Point à la ligne. Il y a une dérive de la ‘parliamentarian democracy’. Le Leader of Opposition a un poste constitutionnel et il est un Premier ministre alternatif. On doit lui donner sa valeur, sa dignité. Malheureusement, le système fonctionne actuellement comme un système présidentialiste qui existe dans des pays archaïques qui bafouent la démocratie.

Notre système politique fonctionne déjà comme un monarque, mais la façon dont le système parlementaire fonctionne est pire puisqu’il est comme un super monarque où des membres du parti et du gouvernement chantent les louanges du Premier ministre du matin au soir. C’est dangereux pour la démocratie et les droits humains. On est en train de déifier certaines personnes. Ce qui est inacceptable. Il faut qu’il y ait une démocratie interne au sein des partis politiques. On doit pousser vers une démocratie participative où l’opposition a son rôle et ses limites.

J’inviterai nos parlementaires et le Speaker de lire l’article écrit par le Professeur De Smith, le père fondateur de la Constitution mauricienne, en 1968 où il ne parle pas que des « letters of the Constitution » mais aussi du « spirit of the Constitution » pour comprendre le fonctionnement d’un Parlement. Le Speaker doit avoir une lecture différente de nos ‘standing orders’.

Q : Arvin Boolell a annoncé une action en cour contre le Speaker. Est-ce que cela résoudra le problème ou celui-ci s’éternisera-t-il vu le temps que l’affaire risque de prendre en cour ?

Pendant au moins une quinzaine d’années, moi et d’autres constitutionnalistes, nous disons qu’il est grand temps de revoir la Constitution de Maurice. Je vois que d’autres personnes comme Jack Bizlall et Ivan Bibi nous ont rejoints. Je ne blâme pas le judiciaire, mais il est confronté à un problème systémique. Lord Mackay avait fait des propositions pour changer les procédures mais même pas une dixième n’a été implémentée.

Il faut revoir le fonctionnement de la Cour suprême. Il est grand temps de créer une cour constitutionnelle. Prenons le cas des contestations électorales. Il n’y a pas eu que des allégations dans les plaintes déposées, mais aussi des preuves concrètes. Je fais partie du ‘think tank’ qui a voulu contester ces élections sur le plan constitutionnel sur la base d’une série de manquements de la Commission électorale.

En tant que constitutionnaliste, je me pose des questions et j’aimerais les voir clarifier par la Cour suprême. Or, on attend toujours sept mois plus tard. C’est inacceptable dans une société démocratique ! On ne peut pas attendre douze, quatorze ou quinze mois pour avoir un jugement constitutionnel. Il en est de même pour les ‘stranded Mauritians’. De quels droits peut-on les empêcher de regagner leur pays ? Et de quels droits peuvent-ils discriminer entre des citoyens pour obliger certains d’entre eux de payer les frais de quarantaine alors que d’autres ne l’ont pas fait ? Si un de nos citoyens contracte la lèpre, le sida ou l’Ebola, qui va les soigner ? Mssrs Modi, Boris Johnson ou Trump ? Non ! C’est à M. Pravind Jugnauth de le faire !

Q : En l’absence d’une réforme de la Constitution, comme vous le préconisez, et le temps que dure un cas en cour, quelles sont les options qu’on a pour contrer ces dérives ?

La contestation en cour, mais comme vous le dites, cela prend du temps. Dans les cas de Top FM, les tentatives de museler les journalistes et les académiques, je serai obligé de saisir les instances internationales. J’alerterai Michelle Bachelet, High Commissionner for Human Rights, la Human Rights Commission, le Human Rights Watch, Amnesty International, la Human Rights Court et l’Union Africaine.

Quant au problème des squatters, je serai là pour donner un coup de main ensemble avec d’autres éminents juristes qui seront disposés à travailler pro-bono, surtout quand il s’agit de ‘constitutional test’, ainsi que des avocats étrangers que je contacterai pour porter l’affaire en cour, s’ils l’acceptent. Mais je souhaite que le gouvernement se ressaisisse. Je ne vous dis pas que tout le monde dans le gouvernement actuel est de mauvaise foi. Mais il ne faut pas que la Covid-19 soit utilisée comme prétexte pour jeter la démocratie à la poubelle. Je barrerai la route à n’importe qui veut mettre la démocratie en danger, même s’il faut que je sacrifie ma vie.

Je sauterai de coq à l’âne, mais s’il y a un job qui puisse m’empêcher de faire de la politique un jour, c’est si je deviens le directeur de l’ICAC. Je crois être suffisamment qualifié pour le faire. Faites-moi en le directeur et donnez-moi un pare-balles, et je contribuerai à nettoyer le pays de la corruption !

Q : C’est un acte de candidature ?

Oui, ç’en est un. Je suis également intéressé d’être le no. 2 d’une commission d’élite sur la drogue avec Paul Lam Shang Leen à la tête. Et un troisième poste qui m’intéresse, c’est l’Income Tax. Il n’y a pas eu assez de réformes pour traquer les fraudeurs. S’il n’y a pas de changements à ces niveaux, le pays ne pourra respirer. Nous devons ‘mean business’. Les gros salaires doivent être revus à la baisse et il faut qu’il y ait une ‘progressive taxation’. Mais la question demeure : y a-t-il une volonté politique pour le faire ?

La Covid-19 peut être un ‘turning point’. Il faut un ‘rethinking’ complet de la société. Mais il n’y en a point dans le gouvernement. Et même dans l’opposition, par moments, il n’y a pas de ‘rethinking’. Mais j’espère bientôt voir ce ‘rethinking’ que ce soit dans le gouvernement, l’opposition et la société civile.

Q : Des syndicats et le PTr appellent à une manifestation. Mais les Mauriciens semblent plus inclinés à vociférer sur les réseaux sociaux que de descendre dans la rue. Une prise ou un réveil de la conscience est-elle envisageable ?

C’est plus un problème de société. Dans les années 70-80, il n’y avait pas de système électronique ou de réseaux sociaux. Ceux-ci ont contribué de façon positive, mais il y a aussi des effets négatifs. Il ne faut pas que les gens se cachent derrière leurs écrans. C’est une des raisons pourquoi la démocratie meurt dans beaucoup de pays. Le vrai travail est fait sur le terrain. Je ne fais pas un appel à la révolution. Loin de là. Mais il faut un déclic.

La ‘silent protest’ qu’il y a eu à l’UoM en est un. J’ai senti ce déclic en dépit des méthodes fascistes qui ont été utilisées. Beaucoup de contestations ont d’ailleurs commencé dans des universités.

Q : L’espoir est donc permis ?

Quand il est question des lois anti-démocratiques et inacceptables, les partis politiques parlementaires et extra-parlementaires ainsi que les syndicats doivent pouvoir développer une stratégie commune. Ils doivent mettre de côté leurs idéologies politiques et leur ego et mettre la tête ensemble pour tenir une manifestation, en respectant les paramètres de la loi et les procédures. Hier, M. Jugnauth l’avait fait quand il était dans l’opposition. Hier, il avait saisi la Cour. Aujourd’hui, c’est au tour de Mssrs. Ramgoolam, Bérenger, Duval, Bhadain, Sunnasy, Bizlall, Reaz Chuttoo et d’autres de le faire. Ils doivent s’unir pour contester ces lois et de se réapproprier la démocratie. Et si vraiment les élections ont été truquées, il faut les refaire en changeant les règles et en sollicitant l’expertise internationale, tout en faisant appel à de vrais observateurs internationaux.

En cette période de post-Covid-19, c’est important d’avoir un gouvernement légitime, qui ne se comporte pas comme s’il est en période électorale en permanence, qui prendra des mesures balancées, équilibrées en faveur des travailleurs et de relancer l’économie.