[VIDEO] Akbar Patel : « Il y a un complexe ici quand il s’agit de faire confiance aux Mauriciens » 

 

  • « Il y a de bons entraîneurs et de bons sportifs à Maurice et je crois fermement qu’on doit leur donner l’opportunité de se prouver »
  • « Il est temps de professionnaliser le sport dans son ensemble »

Il ne prend pas la tête et conserve une surprenante humilité. La soixantaine sonnante, Akbar Patel fait le post-mortem de la finale qui a opposé le Club M à la Réunion aux JIOI. Il relève les défaillances du système sportif mauricien et nous confie ses aspirations pour le sport local. 

 

Zahirah RADHA

 

Q : On dit souvent que dominer ne veut pas dire gagner. Vous attendiez-vous à cette nette domination du Club M contre des Réunionnais donnés favoris ?

Je ne pensais pas qu’on aurait eu une telle emprise sur les Réunionnais. Ils jouent intelligemment et avec beaucoup de calculs. Je les ai vus jouer contre les Comores et le lendemain, j’ai dit à nos joueurs que l’équipe réunionnaise ne jouait que 40% de ce que nous jouions et si nous maintenons notre intensité habituelle, elle sera en difficulté. On a utilisé une arme que les Réunionnais n’apprécient pas trop, celle de jouer sur les côtés. Ce qui nous a permis de leur donner du fil à retordre. Durant le match, on a tenté de monopoliser le ballon et de les écarter au maximum. Et puisqu’ils sont des joueurs de grande taille, comparé aux nôtres, on a donc fait de sorte qu’ils se déplacent et s’étirent au maximum. On a réussi dans l’objectif qu’on s’était fixé. Mais on n’a pas pu concrétiser nos actions contre leur très bon gardien qui a d’ailleurs fait quelques jolis arrêts durant le match. Ce qui a été confirmé au moment des tirs au but.

 

Q : Mais rater cinq tirs au but en finale, c’est quand même rare en football. Est-ce la fatigue ou la pression qui a pesé lourd lors de cette épreuve fatidique ?

Il y a trois facteurs, selon moi, qui peuvent l’expliquer. Il y a eu d’abord l’aspect mental. On s’était préparé pour jouer au stade George V. Ce n’est que la veille de la finale, après le renvoi du match initial, qu’on a découvert le terrain d’Auguste Volaire. On ne savait même pas de quel côté les tirs au but allaient se faire. Ce qui a joué contre nous. Deuxièmement, la fatigue a pesé lourd dans la balance. Le match s’est étalé sur 120 minutes sur un terrain qui était, malgré son apparence trompeuse, boueux. Finalement, avec la pression d’une finale, de surcroît celle des Jeux des îles, on a quelque peu perdu la maîtrise et la confiance en soi. Dès que le gardien du Club R a commencé à faire des arrêts, il a eu une emprise psychologique sur nos joueurs.

Il est vrai que c’est très rare qu’une telle situation se produise dans les annales du football. Mais cela ne m’étonne pas pour autant. Il arrive que même des grands joueurs mondiaux ratent des penalties. Un exemple récent : Sadio Mané a raté deux penalties dans un seul match en phase finale de la Coupe d’Afrique des Nations. En d’autres mots, même les grands joueurs subissent la pression à un certain moment. Je ne cherche pas d’excuse. Je dis simplement que ce sont des choses qui arrivent.

 

Q : L’or en 2003 et l’argent en 2019, mais le statut n’a pas changé. Celui de héros de tout un peuple. Qu’est-ce qui vous a le plus touché après la finale ?

Je ne me considère pas comme un héros. En tant que patriote et mordu du ballon rond, je considère que j’ai fait mon travail. Le vrai héros, c’est toute une équipe, à commencer par celui qui m’a fait confiance en me titularisant au poste de sélectionneur national. Personnellement, je sens qu’ici, il y a un complexe quand il s’agit de faire confiance aux Mauriciens. Mais à deux reprises, soit en 2003 et en 2019, ce sont presque les mêmes personnes qui m’ont confié cette responsabilité. Ce sont eux les vrais héros, ayant fait preuve de mauricianisme. Il y a aussi tout le personnel, les joueurs eux-mêmes, ainsi que leurs familles. Mon épouse, je dois l’avouer, m’a été d’un grand soutien durant les moments les plus difficiles. Il y a aussi le public mauricien qui nous a soutenus massivement. Cela a été d’une grande aide pour tous les athlètes indistinctement. J’ai aussi une pensée spéciale pour mon ancien collègue, Désiré L’Enclume, qui nous a quittés en cours de route. Son absence nous a profondément marqués, mais il était quand même présent dans nos coeurs.

 

Q : Comment faites-vous pour que les joueurs se donnent à fond pour vous et pour le style de jeu et la tactique que vous voulez être appliqués ?

Je suis formateur de profession. Il m’incombe de dénicher des jeunes talents et de les former pour devenir des footballeurs de haut niveau. Il faut les mettre en confiance et leur donner le soutien pédagogique nécessaire, s’ils sont confrontés à des soucis ou des crises d’adolescence, pour qu’ils puissent progresser. Il faut surtout porter une attention particulière à l’individu.

En 1990, un psychologue de la faculté de sport de l’université de Leipzig en Allemagne m’avait fait comprendre que l’atout d’un coach réside dans sa capacité d’écoute. On ne peut pas imposer aux joueurs nos idées sans connaître leurs soucis et leurs problèmes. Raison pour laquelle je donne toujours la parole aux joueurs pour créer une synergie et instaurer la confiance. Et puis, je ne suis pas dictateur ou autoritaire, mais je ne tolère pas le laisser-faire non plus. C’est ce qui m’aide dans mes relations avec les joueurs.

 

Q : Vous rendez votre tablier comme prévu. Ne pensez-vous pas que le prochain sélectionneur national devrait être un Mauricien ?

C’est un sujet qui fait débat au sein des encadreurs. Beaucoup de ces derniers ne croient plus qu’ils auraient la chance d’occuper ce poste. Moi, je crois dans le mauricianisme. Le football mauricien a un style qui est propre à lui. Nous jouons un peu à l’anglaise, à la française ou à la brésilienne. C’est un mélange de styles. Un étranger ne comprendra pas nos spécificités, que ce soit concernant notre culture ou notre façon de vivre. Il n’y a qu’un Mauricien qui puisse le comprendre. Si un étranger impose ses règlements et ses disciplines tels que pratiqués dans son pays, cela ne marchera pas. La langue peut aussi s’ériger en barrière.

Il y a de bons entraîneurs et de bons sportifs à Maurice et je crois fermement qu’on doit leur donner l’opportunité de se prouver. Plus important, et j’insiste dessus, il faut aussi leur accorder plus de considérations et de moyens pour qu’ils puissent devenir plus performants. TOUS les étrangers venant à Maurice obtiennent des facilités alors que les Mauriciens sont confrontés à des difficultés.

 

Q : Il y a une différence de traitement entre étrangers et Mauriciens, vous voulez dire ?

Oui. Il y a une grande différence, que ce soit au niveau de l’écoute ou des facilités offertes. Je dois toutefois dire que moi, j’ai eu les facilités qu’il fallait, car ceux qui m’ont fait confiance connaissent ma façon de travailler. Pour les Jeux des îles, j’ai eu tout ce dont j’ai demandé.

Du côté des joueurs également, il faut reconnaître qu’ils sont issus de milieux très modestes. S’ils ont des problèmes économiques, ils ne pourront pas donner le meilleur d’eux-mêmes. Idem s’ils ont un travail épuisant qui consomme beaucoup de leur énergie. Il nous faut d’abord éliminer ces problèmes. Je sais que ce n’est pas facile car il implique un poids économique. Mais on n’a pas d’autre choix.

Comment voulez-vous qu’un sportif amateur réagisse quand il a devant lui un professionnel qui pratique ce sport matin et soir ? C’est déjà un faux départ. On peut fournir de bons résultats  de temps à autre, sur un coup du sort ou par un concours de circonstances, mais pas en permanence. Il faut donc trouver les moyens pour motiver les joueurs.

 

Q : Est-il temps de professionnaliser le football à Maurice ?

Pas seulement le football, mais il faut professionnaliser le sport dans son ensemble. Voyez-vous, il y a d’autres compétitions qui vont venir. En septembre, la sélection mauricienne jouera contre le Mozambique en phase préliminaire pour la prochaine Coupe du monde. Mais je crains que ce ne sera pas la même équipe qui affrontera le Mozambique, n’ayant pas été entraînée comme durant les Jeux des îles. Sans les mêmes moyens, la performance ne sera pas pareille. D’autant qu’il s’agit maintenant d’un match international et que le niveau sera plus élevé. Si jamais la sélection mauricienne est qualifiée, elle devra affronter le Ghana et l’Afrique du Sud, deux pays qui sont bien classés au niveau de la FIFA et de la CAF. Il nous faut les moyens et l’expérience nécessaires afin de pouvoir rivaliser avec eux. Sinon, ce sera un débat faussé. Il sera pratiquement impossible de faire un miracle.

 

Q : Le football est un sport collectif et il arrive qu’un entraîneur ait un préféré au sein du groupe par ses qualités et son attitude. Au sein du Club M, qui était la prunelle de vos yeux ?

Au niveau de notre fonctionnement, il n’y a pas une équipe, mais un groupe. Tous les 20 joueurs sont traités sur un même pied d’égalité. On ne favorise pas le style de la star ou de la vedette. On ne croit pas dans cette philosophie. On choisit les meilleurs joueurs et les plus performants qu’on voit à l’entraînement. Ceux qui ne jouent pas savent qu’ils doivent fournir plus d’efforts et prouver qu’ils méritent de jouer un match. Je sais qu’au sein de notre équipe, le public apprécie certains joueurs, mais pour moi, c’est le groupe qui prime. Tout le monde est logé à la même enseigne.

Personnellement pour moi, le talent ne suffit pas. L’attitude, l’effort et le comportement exemplaire sont tout aussi importants. Là-dessus, on a un gros retard à Maurice. D’où ma suggestion pour que les joueurs restent dans des établissements spécialisés durant leur formation. Ils auraient pu ainsi être formés sur d’autres aspects de la vie, dont la façon de vivre et l’hygiène de vie. Mais malheureusement, on n’a pas cette structure à Maurice.

 

Q : La « Football Academy» viendra combler cette lacune, selon vous ?

Définitivement. Le sport atteindra un autre palier. Le « Liverpool Football Club » a plusieurs académies à travers le monde. Il ne met pas l’accent uniquement sur la formation footballistique puisqu’il ne peut pas garantir que votre enfant deviendra un footballeur. L’éducation fait ainsi partie intégrante de sa formation. Il apprend aussi  aux jeunes comment se comporter au sein de la société puisque, quand vous êtes un sélectionné, vous avez une image qu’il faut préserver afin d’être un « role model ». Valeur du jour, nos joueurs ne sont pas formés à cela. Et ce sont ces valeurs et ces rigueurs précisément que l’académie enseignera à nos jeunes. It’s far beyond a football team.

 

Q : Un message et un conseil aux jeunes sportifs et footballeurs ?

Le sport nous apprend à respecter l’adversaire. Dans le monde contemporain, beaucoup n’accepte pas l’opinion contraire. Mais le sport nous fait comprendre que l’adversaire est important. Sans lui, on ne saura pas notre force. S’il n’y avait pas la Réunion en face de nous durant les JIOI, Maurice n’aurait pas su qu’il avait une bonne équipe de foot. La remise en question de soi-même et l’autocritique sont tout aussi importants afin d’améliorer nos performances. Idem pour l’échec parce qu’il nous permet de travailler deux fois plus dur afin de réussir.

L’euphorie a gagné tout le monde après la victoire de Maurice aux JIOI. Moi, je ne me laisse pas gagner par cette euphorie. Je me remets en question. Je dois viser plus haut pour être plus performant. Je me souviens des paroles qu’avaient dit Sir Alex Ferguson, que j’avais rencontré durant ma première visite en Angleterre en 1987 : « If you win the first game and you don’t win the next game, the first win is not a win».

Je conseille surtout aux jeunes de pratiquer le football ou un tout autre sport. Dans ce monde compétitif, surtout au niveau éducatif, les parents font trop souvent abstraction sur le sport. Les jeunes perdent alors les valeurs telles que le respect de l’autre, l’esprit d’équipe et l’acceptation de la défaite, entre autres. Le sport vous permet d’acquérir des valeurs qui sont complémentaires avec le côté académique et vous aide à devenir une personne plus équilibrée.

 

Q : Et qu’adviendra-t-il d’Akbar Patel ? Que comptez-vous faire maintenant ?

J’ai deux options. Soit je poursuis mon travail au centre de formation ou sinon je prends ma retraite. Il y a trois choses qui sont plus importantes que le football dans la vie, et je l’ai appris dans mes moments les plus difficiles. Primo, le Créateur car sans lui, rien n’est possible. Secundo, la famille. Le football a pris trop de mon temps. J’aimerais maintenant passer plus de temps avec mes proches, dont le petit-enfant que je viens d’avoir. Je souhaite aussi venir en aide aux jeunes, de former des gens et de partager mes connaissances et mes expériences là où on en a besoin. Et puis, j’ai atteint l’âge de la retraite. Il faut laisser la place et la chance aux jeunes. J’envisage donc ces deux options et je prendrai bientôt une décision.