Une perversion de nos institutions démocratiques

Le népotisme de nos dirigeants

Maurice est un pays démocratique, du moins dans la forme. Cependant, depuis des années, un phénomène gagne du terrain et ce phénomène se présente aujourd’hui comme l’adversaire direct de la méritocratie. Favoritisme, népotisme, petits copains, petites copines, papa-piti… ce sont les termes utilisés par la population vis-à-vis de certaines pratiques des décideurs politiques installés au sommet de l’État. Dans cette optique, pouvons-nous dire que nous avons des décideurs politiques ayant un esprit éclairé pour apporter un équilibre et un partage des opportunités équitable afin de donner la chance à tous ? N’est-il pas temps d’abolir cette pratique ? L’expression ‘power to the people’ veut-elle encore dire quelque chose ? En tout cas, la devise pour de nombreux décideurs ces derniers temps, semble être « On n’est jamais mieux servi et protégé que par les siens » ou encore « Blood is thicker than water ».

Une affaire de plus, c’est une affaire de trop. Cela a été fait en catimini, mais la nouvelle n’a pas fait moins jaser. L’affaire de biscuits fournis par Sheila Hanoomanjee, la fille de la Speaker de l’Assemblée nationale, Maya Hanoomanjee, à la Mauritius Duty Free Paradise, a fait couler beaucoup d’encre.  Mais c’est uniquement le sommet de l’iceberg.  Tous ces scandales qui ponctuent chaque gouvernement et qui finissent par devenir publics sont les aspects émergés de ce même phénomène. C’est la partie la moins compromettante que nous voyons.

En faisant un retour en arrière, nous pouvons constater sans grande surprise que ces pratiques ne datent pas d’hier. L’une des raisons de la défaite de l’ancien régime aux dernières législatives est ce phénomène d’oligarchie politique. Faisons ici une parenthèse pour distinguer l’oligarchie institutionnelle et l’oligarchie de fait. Les oligarchies institutionnelles sont les régimes politiques dont les constitutions et les lois ne réservent le pouvoir qu’à une minorité de citoyens. Les oligarchies de fait sont les sociétés dont le gouvernement est constitutionnellement et démocratiquement ouvert à tous les citoyens mais dans la pratique, ce pouvoir est confisqué par une petite partie de ceux-ci.

Mais quand cette oligarchie politique se concentre sur une dynastie familiale, il y a la possibilité de dictature et de népotisme, avec comme effet l’usure du pouvoir.  Le plus inquiétant est l’ampleur et l’étendue de l’oligarchie dans les affaires du pays. La prolifération de l’oligarchie installe cette dernière comme une oligarchie d’influence financière, de contrôle et de monopole.  Dans ce sens, l’oligarque use de la loi, une pratique invisible, mais soutenue, qui devient une pratique acceptable.  Ces cas de favoritisme laissent penser que les décideurs politiques chercheraient davantage à sauvegarder leurs intérêts personnels et familiaux tout en se servant de l’appareil d’État.

Maya Hanoomanjee et ses filles

Maya-Hanoomanjee-1

Flashback en 2014. À peine qu’elle avait perdu les élections dans la circonscription no 14, qu’elle a été nommée Présidente de l’Assemblée nationale. C’était  la première nomination d’une proche du pouvoir de l’Alliance Lepep.  Ce n’est un secret pour personne que Maya Hanoomanjee est la cousine de Lady Sarojini Jugnauth et la tante de Pravind Jugnauth.

Par la suite,  un an après, soit en novembre 2015, Naila Hanoomanjee,  fille de Maya Hanoomanjee, sera nommée au poste de Chief Executive Officer de la State Property Development Company Ltd. La matriarche défendra cette nomination en faisant état des « multiples interviews » passées par sa fille.   La semaine dernière, l’affaire de l’approvisionnement de biscuits par la compagnie de Sheila Hanoomanjee, l’aînée de Maya Hanoomanjee, à la Mauritius Duty Free Paradise, a été portée sur la place publique.

Le beau-frère de Mahen Seeruttun et les autres

Une fois n’est pas coutume.  Sa nomination avait fait soulever une polémique en novembre 2015. En effet, Jugdish Bundhoo, beau-frère du ministre de l’Agro-industrie Mahen Seeruttun, avait lui été nommé CEO de la Mauritius Cane Industry Authority. Quelque temps plus tard, il y a eu la nomination d’Amrit Gayan,  fils du ministre Anil Gayan, qui a intégré le département informatique de la State Bank of Mauritius.  La nomination de Vijaya Sumputh au Centre National de Cardiologie avait aussi fait sourciller plus d’un au début de mandat de l’Alliance lepep. Pour cause, la proximité entre Anil Gayan et cette dernière.

Roshi Bhadain n’est pas une exception de la règle. À l’époque où il était  ministre de la Bonne gouvernance, son père, Chand Bhadain, avait été nommé à la présidence de la Banque de Développement (DBM). Ce dernier avait été soutenu par le ministre des Finances d’alors, Vishnu Lutchmeenaraidoo, qui avait défendu le patriarche Bhadain en citant ses compétences en matière de gestion.  Autre nomination proche de Roshi Bhadain, celle de Kaushik Goburdhun, parenté à l’ex-ministre des Services financiers.  Ou encore Pravin Jhugroo, cousin de Mahen  Jhugroo, ex-chief whip, nommé CEO du Sugar Investment Trust.

Un puissant réseau proche de la famille Jugnauth au Cabinet (voir infographie)

pravind_jugnauth_c2p_20.09_5_0

Les adversaires de l’Alliance Lepep n’avaient pas si tort en 2014 de parler de « clan familial » qui veut accaparer le pouvoir.  Jetons un coup d’œil sur la composition du Cabinet ministériel actuel…

 ‘Dilo swiv kanal’

Faisons un saut vers les partis politiques traditionnels. Le système de l’oligarchie politique s’appuie également sur la filiation et l’attachement au leader. Ce système profite davantage au proche du leader qui part, avec un avantage définitif quant à son encadrement politique. C’est ainsi qu’on arrive aux raisonnements de ‘dilo swiv kanal’ ou ‘sa piti so papa’ ou fils à papa. L’héritier vit alors son apprentissage sous la férule de son père et attire souvent l’adhérence de la classe politique uniquement à cause de son nom.

À Maurice, ce phénomène est très visible dans la classe politique. Le fils qui succède à son père au poste de leader et apporte ainsi son propre style de leadership de par sa personnalité et sa génération. Ce phénomène suscite alors des interrogations pertinentes. N’y a-t-il pas d’autres personnes compétentes qui ont le potentiel d’être le leader d’un parti tout en ayant une affinité sociale et politique ?  Pour mieux illustrer ces dires, nous allons faire un saut au cœur des partis traditionnels.

Le Mouvement Socialiste Militant (MSM) Le MSM a été fondé par sir Anerood Jugnauth en 1983. Il est resté leader de ce parti jusqu’à 2003 avant de faire de la place pour son fils, Pravind. Pourtant autour il y avait les Bodha, Soodhun et Jhugroo, entres autres.

Le Parti Travailliste (PTr) Fondé par Maurice Curé en 1936 qui passa le flambeau au jeune sir Seewoosagur Ramgoolam, qui, à son tour, passa le relai à sir Satcam Boolell en 1982, jusqu’à ce que Navin Ramgoolam, fils de sir Seewoosagur Ramgoolam, ne prenne les rênes du parti dont il est toujours le leader suprême.  Mais contrairement au MSM, la passation du leadership ne s’est pas fait de façon directe, de père en fils.  Il y a eu la transition entre Ramgoolam père et Boolell père avant que Navin Ramgoolam ne soit designer leader des rouges.

Le Parti Mauricien Social Démocrate (PMSD) Fondé par Jules Koenig en 1956, ce parti avait pour leader sir Gaëtan Duval, de 1967 et 1995. Après un litige en cour l’opposant à nul autre que son fils Xavier-Luc Duval, le PMSD aura comme leader Maurice Allet jusqu’à 2009, avant que Xavier Duval ne prenne définitivement les commandes.  Ce dernier est suivi par son fils Adrien Duval, député lui aussi.

Le seul parti sur l’échiquier politique mauricien qui peut toujours se vanter d’être éloigné de ce phénomène de ‘Papa-Piti’ demeure le Mouvement Militant Mauricien (MMM) de Paul Bérenger. Son fils Emmanuel Bérenger et sa fille aînée Julie se tiennent à carreau de la politique. La benjamine, Joana, fait de la politique dans la circonscription no 16, Vacoas / Floréal. Son nom est souvent cité  dans les probables listes de candidats des mauves. Cependant, le gendre de Paul Bérenger, Frédéric Curé, qui est aussi le petit-fils de Maurice Curé, est membre du Bureau politique des mauves.

 

Shafick Osman : « Toute la classe politique est concernée » 

Shafick-Osman

Pour en savoir plus sur le sujet, nous nous sommes tournés vers le géo-politologue Shafick Osman. Ce dernier est d’avis que le népotisme est une pratique courante à Maurice mais aussi à l’étranger et à divers degrées. Shafick Osman croit qu’idéalement, on peut mettre fin à ce phénomène mais pour cela, il faudrait revoir tout le système. 

Sunday Times : Nous avons vu au fil des années que le népotisme gagne du terrain au sein de la fonction publique. Qu’est-ce qui explique ce phénomène ? 

Shafick Osman : Je ne sais pas si cela ‘gagne du terrain’ dans la fonction publique, mais ce qui est sûr, c’est malheureusement une pratique courante, tant dans la politique que dans le secteur privé, ou plutôt devrai-je préciser, le ‘grand secteur privé’. Je peux dire qu’à Maurice, et dans les sociétés asiatiques de manière générale, la filiation est une question importante non seulement pour les intéressés mais aussi pour les peuples. En Occident, c’est aussi présent mais pas au même degré. Cela va de la préservation des intérêts, de la lignée mais aussi de l’honneur de la famille etc.

Sunday Times :  Navin Ramgoolam a payé cash son manque de contrôle envers la nomination des proches de son parti, le MSM n’est pas si différent. Selon vous, quelle est la différence ? 

S.O. : Toute la classe politique est marquée par le népotisme – PMSD, OPR et le MMM aussi — mais il faut être clair : le pouvoir, quel qu’il soit, a  besoin de nommer ses proches, des personnes en qui il a confiance, à des postes importants et stratégiques. Cela va de soi et c’est la même chose en France, aux États-Unis etc. Et je reprends une observation de Brian Glover, aujourd’hui membre du PTr, qui disait à l’époque où il était à la présidence de l’Equal Opportunities Commission, que le pouvoir devrait pouvoir nommer les présidents des corps parapublics etc. tandis que les CEOs ou directeurs-généraux devraient être nommés sur appel à candidatures. Je pense que c’est un juste équilibre. Et cela devrait s’appliquer à des sociétés d’État dont, par ailleurs, le régime doit être revu car elles sont classées dans la même catégorie que les sociétés privées, à l’heure actuelle.

Sunday Times : Le népotisme n’est pas une chose nouvelle certes, mais peut-on espérer en finir avec cette pratique un jour ? 

S.O. : Dans l’idéal, oui, mais la démocratie telle qu’elle se pratique laisse une marge de manœuvre aux élus et à ceux qui nous dirigent pour nommer leurs proches. S’il faut leur enlever ce privilège, c’est tout le système qu’il faudrait revoir et je ne vois pas cela venir de sitôt.

Sunday Times : Quel intérêt a un parti politique de nommer ses proches ou d’allouer des contrats aux personnes proches du parti ? 

S.O. : Nommer quelqu’un(e) est une chose, mais allouer des contrats aux proches est autre chose. Il existe des lois et des règlements pour cela, mais le libéralisme économique ou plutôt l’ultralibéralisme a permis, par exemple, aux ministères et aux corps parapublics d’allouer des contrats et des marchés au-dessous d’un seuil quelconque sans appel d’offres public ou sans demande de devis à tous ceux qui se sont enregistrés chez eux. Et c’est là, particulièrement, qu’il faut faire attention même si dans les exercices d’appels d’offres publics, il peut y avoir des tendances pour favoriser X ou Y. D’ailleurs, il faut aussi revoir l’Independent Review Panel (IRP), qui doit aussi considérer des appels d’offres de moins d’un million de roupies, et les frais pour déposer plainte auprès de l’IRP doivent aussi être revus pour ne pas pénaliser les ‘petits’ soumissionnaires.

 Sunday Times : Selon vous, l’ICAC a-t-elle les armes nécessaires pour combattre ce mal ? 

S.O. : En principe, oui, mais je suis mal placé car je connais mal l’ICAC. Sur une note plus générale, ceux qui magouillent ont leur habileté pour passer à travers les mailles du filet et on oublie souvent les corrupteurs, qui viennent essentiellement du privé.