Shakeel Mohamed  : « On ne peut plus continuer à tolérer autant d’incompétence ! »

C’est un entretien qui était censé se focaliser sur le déroulement des travaux parlementaires et des actualités qui dominent le pays en ce moment. Mais Shakeel Mohamed s’est laissé aller à quelques confidences, en faisant notamment étalage de sa « politique de vérité ». Voici de grands extraits de cet entretien à bâtons rompus…

 

Zahirah RADHA

 

Q : Shakeel Mohamed, vous donnez du fil à retordre au gouvernement avec vos interventions au Parlement. Êtes-vous satisfait de la façon dont les réponses sont données ?

Le manifeste électoral de la défunte Alliance Lepep en 2014 faisait état d’une « Freedom of Information Act ». C’était même l’un des points phares de leur campagne électorale. Ce n’était que des mensonges. À la première opportunité qu’ils avaient eu de le faire, ils ont dit qu’ils étudiaient la question. Puisque le même gouvernement a repris le pouvoir aux dernières élections, on s’attendait à une politique de continuité. Mais malheureusement la « Freedom of Information Act » ne figurait pas dans le programme électoral de 2019.

Ivan Collendavelloo est clairement contre l’accès à l’information. Il l’a dit. Le Premier ministre est clairement contre lui aussi puisqu’il se cache constamment derrière des excuses quand il lui faut répondre aux questions. Par exemple, il s’est récemment caché derrière la section 81 de la « Prevention of Corruption Act » pour prétendre ne pas pouvoir donner des informations. Or, cette section parle de la confidentialité que doivent observer les officiers de l’ICAC, mais pas le Premier ministre du pays.

Q : N’y a-t-il aucune section dans la loi qui stipule que des informations ne peuvent pas être dévoilées quand une enquête est en cours ?

Non ! Selon les « standing orders », une affaire est « subjudice » seulement quand elle a déjà été logée en Cour. Or, il n’y a pas encore eu de cas en Cour dans l’affaire de Saint-Louis ou Zouberr Joomaye. Le Parlement est souverain. Les représentants du Parlement sont élus par le peuple et celui-ci a le droit d’avoir des réponses à travers des questions qui y sont posées.

Je condamne l’action du Premier ministre surtout parce qu’il est aussi avocat de formation. Il sait parfaitement bien qu’il n’y a aucune loi qui l’empêche de donner des informations. S’il n’a rien à cacher, pourquoi maintenir cette opacité ? Le ministre Jagutpal a utilisé le même prétexte en suivant le mauvais exemple du Premier ministre. Ce dernier a tracé une fausse voie, et les autres, comme des moutons, ne font que la suivre.

Le Speaker se comporte, lui, comme s’il est toujours membre du MSM. Il ne sait clairement pas la différence entre « subjudice » et la section 81 de la POCA. Comment peut-on donc espérer avoir des réponses dans la transparence et l’intérêt de la démocratie ?

Avant que vous me posiez la question, laissez-moi vous le dire. Étant à mon quatrième mandat, je peux vous confirmer que le PTr a également été économe avec des réponses dans le passé. À l’époque, j’étais plus jeune. Mais après dix ans, je réalise que nous n’avions pas pratiqué une politique d’ouverture et de transparence, même si on n’est jamais tombé aussi bas que l’actuel gouvernement.

Pourquoi je le dis ? Tout simplement parce que si on se présente comme un gouvernement d’alternance, on doit identifier nos lacunes et les corriger pour pouvoir redonner confiance à l’électorat.

 

Q : N’allez-vous pas oublier ce que vous prêchez maintenant une fois que vous êtes au pouvoir ?

Je l’avais dit avant les dernières élections générales. Je n’ai rien à gagner dans la politique. Beaucoup le font simplement pour avoir de la notoriété ou simplement pour coquin. Par la grâce de Dieu, je suis confortable et heureux dans ma vie familiale et professionnelle. Je fais de la politique pour une cause qui m’anime encore tout autant. C’est pour cela que je pratique une politique de vérité qui offense souvent les gens.

 

Q : Ceux de votre parti ou d’autres ?

Je ne parle que pour moi ! Je dis simplement que je n’ai rien à prouver. Je pratique une politique de vérité qui n’est pas nécessairement la politique politicienne. Je pense qu’il est nécessaire de dire la vérité à la population pour qu’elle sache à quoi s’attendre. J’insiste, par exemple, sur le fait qu’il y a certains éléments dans notre programme électoral qu’on peut déjà mettre en pratique pour que la population puisse savoir ce qu’on est et ce qu’on représente.

 

Q : Vous parlez du programme électoral de l’Alliance Nationale aux dernières élections ?

Oui, mais du prochain aussi. Il est nécessaire que la population sache qui sera le gouvernement d’alternance. Ceci dit, je suis prêt de démissionner d’une formation politique qui n’épouse pas mes idées.

Q : Vous allez très loin…

Je vais effectivement très loin ! Comme je l’ai dit, je n’ai rien à prouver.

 

Q : N’est-ce pas trop tôt pour parler d’un gouvernement d’alternance, sachant qu’il y a encore plus de quatre ans avant les prochaines échéances ?

Il faut bien qu’on en parle ! Je vous donne un simple exemple. J’estime qu’on ne peut plus continuer à nommer des personnes à des postes clés sans passer par des appels à candidature et de vérification. Je ne négocierai pas sur ce point. Soit il est inclus dans le programme et on l’implémente, soit je ne fais pas partie de l’équipe. Idem pour la « Freedom of Information Act ». Je ne le dis pas par arrogance. Ce sont mes convictions et j’y crois beaucoup.

 

Q : Elles ressemblent pourtant à une mise en garde !

Non ! Il s’agit plutôt de savoir ce qu’on veut et qu’on assume ses décisions. Comme vous l’avez dit, nous sommes loin des prochaines élections. Mais il y a des points fondamentaux dans lesquels nous croyons au PTr. Je sais que le PMSD et le MMM y croient aussi. Il est donc nécessaire qu’on agisse. La politique telle qu’elle a été pratiquée depuis des décennies ne peut plus continuer.

Voyons ce qui se passe en ce moment. On fait face à un désastre écologique parce que le gouvernement nous a débité des mensonges en disant que tout est sous contrôle. On a attendu les experts, sans toutefois agir. Le gouvernement est responsable de ce désastre écologique et on devra en subir les conséquences pour les prochaines décennies. On ne peut plus continuer à tolérer autant d’incompétence. Si on était au Japon ou un autre pays civilisé, – je parle de la classe politicienne – le ministre responsable aurait déjà soumis sa démission. Mais pas chez nous. À Maurice, on ne fait que le contraire.

C’est pour cette raison que je dis qu’on ne peut plus continuer ainsi. La population veut une nouvelle classe politique. Les politiciens doivent s’adapter au vœu de la population. Sinon, ils doivent prendre la porte de sortie.

 

Q : Vous faites partie de la bande des six du regroupement de l’opposition. Est-ce que vous leur avez fait part de vos souhaits et observations ?

Bien sûr. J’aime la relation qui existe entre Ramgoolam et moi. Il est loin d’être un yes-man. Tout comme moi. Nos personnalités se ressemblent. Il y a donc un clash d’idées entre nous. Ce qui n’est pas nécessairement mauvais. Il en est de même avec Bérenger. Nos familles ont été des adversaires politiques depuis des décennies. Mais aujourd’hui, c’est du passé. Maintenant, on se parle et on échange. J’ai toujours eu de bons rapports avec Duval bien qu’on ait des différends sur certains sujets.

Je réalise que je suis très emmerdant en tant qu’adversaire politique. Je ne le fais pas par plaisir, mais par devoir. Si je suis au gouvernement, je le ferai avec le même style. Ce qui ne fera pas nécessairement plaisir à tout le monde.

 

Q : Encore faut-il que ce gouvernement soit élu, n’est-ce pas ?

Il y a deux façons d’être élu. Soit vous l’êtes par défaut, comme on en a eu depuis l’indépendance, ou soit sur la base d’un programme, tel que nous aspirons à le faire.

 

Q : « Élu par défaut » ne s’applique pas aux dernières élections, n’est-ce pas ?

Il y a de grosses interrogations sur la légitimité de certaines procédures mises en place aux dernières élections. Il faut y aller au fond pour qu’elle ne se répète pas. Et puis, l’opposition était également divisée. Finalement, le régime actuel s’est retrouvé au pouvoir avec 37% seulement. Ce qui est tout à fait normal avec le système « First Past the Post ». Il n’y avait pourtant qu’un très faible écart, d’environ 3% seulement, entre le PTr/PMSD et le gouvernement.

On a aujourd’hui un gouvernement qui est sur la défensive. Les masques sont tombés bien qu’on doive toujours se masquer à l’Assemblée Nationale. Beaucoup de jeunes parlementaires n’ont pas de loyauté envers le gouvernement parce qu’ils ne s’y retrouvent plus. Je peux vous le dire avec certitude. Même des ministres ont perdu confiance dans l’équipe à laquelle ils appartiennent. Je vous le dis sans ambages.

Dès le début du scandale à la Santé, le ministre Jagutpal m’avait confié au Parlement, en présence du député Juman et de deux autres ministres, qu’il n’avait rien à voir avec toute cette affaire et que le responsable était Zouberr Joomaye, sans toutefois me donner de détails. Je ne l’ai pas cru parce que je pensais qu’il était le responsable de son ministère.

 

Q : N’est-ce pas un aveu d’ingérence par un simple nominé politique ?

Ç’en est une ingérence ! La correspondance qu’a envoyée Juan Antonio Carrion de Pack & Blister à Zouberr Joomaye sur son mail personnel le montre clairement. Il n’avait pas le droit légal et moral d’agir ainsi. La circulaire 44 du « Public Procurement Office » explique comment il faut procéder en cas d’Emergency Procurement. Je ne comprends pas comment un non-élu, qui n’est même pas délégué par le cabinet ministériel ou autorisé par la loi, peut communiquer sur le prix d’un article qui avoisine le demi milliard de roupies.

Il est clair, à mon avis, qu’il a été autorisé à le faire. J’estime que le Dr Jagutpal me lançait un appel à l’aide quand il m’a dit que ce n’était pas lui le responsable. Il est un professionnel et je ne crois pas qu’il soit bien dans sa peau en ce moment-ci. La proximité du Dr Joomaye avec le Premier ministre…

 

Q : Est-ce cette proximité qui a amené le Premier ministre à le dédouaner ?

Les réponses sont là. L’échange de ces correspondances a été autorisé par le Premier ministre. Ce qui ne le rend pas moralement acceptable. En tant qu’avocat, je pense que Pravind Jugnauth a fait un faux pas légal. Joomaye a dit qu’il avait été délégué par le comité Covid-19 pour vérifier la qualité des ventilators, mais à aucun moment n’ai-je vu un échange de correspondances qui parle de cela. Ce que j’ai vu par contre, c’était un mail qui parle de prix et qui demande un « approval » en l’espace de trois heures. Les médecins ont d’ailleurs approuvé les spécificités sans avoir même vu ou examiné un échantillon.

Autre interrogation : Le Dr Joomaye a d’abord dit que les ventilators étaient défectueux. Le Premier ministre a lui dit que des « better ones » ont été commandés et qu’ils coûteraient de ce fait plus cher. Mais selon la mise en demeure servie à La Sentinelle, il ressort que ce sont les ‘parts’ qui coûtent plus. « Which is which ? »

Avec un tel gouvernement aux commandes, il est tout à fait normal que la population a peur pour son avenir et celui de ses enfants. Au sein de l’opposition, nous mettrons la pression. Même s’il faut « bully » le gouvernement, on le fera pour la sauvegarde de notre pays.

 

Q : Que ce soit dans cette affaire concernant la Santé ou celle du CEB, la perception veut qu’il y ait cover-up quelque part. Pensez-vous que l’enquête que mène l’ICAC aboutira à des résultats concrets ?

Non, elle n’aboutira à rien. Dans l’affaire Saint-Louis, tous ceux concernés par ces maldonnes étaient au courant de l’enquête depuis l’année dernière. Ils ont eu tout le temps depuis pour détruire toutes les preuves. Qu’est-ce que l’ICAC va pouvoir retrouver ? Ce n’est qu’un exercice pour impressionner la galerie.

L’Opposition réclamait une Commission d’enquête parce qu’elle aurait rassuré ceux qui avaient des informations à venir de l’avant pour déposer. Malheureusement, au lieu d’encourager les « whistleblowers », le gouvernement pousse la police à enquêter sur eux, comme à la Santé. C’est le monde à l’envers. Croyez-vous que je ne suis pas sujet à des menaces pour me faire peur et m’empêcher de parler ? Je le vis au quotidien.

 

Q : Des menaces de qui ?

Des agents et des lèches-bottes du MSM. Des menaces à peine voilées de la part de certains ministres et députés. Des attaques sur Facebook aussi. Mais cela, M. Jhangi ne le voit pas parce que je suis membre de l’Opposition. J’en suis maintenant immunisé, quoique c’est grave quand on ne se sent plus choqué ou offusqué par la dictature. Mais cela fait partie de ma vie quotidienne. Ce qui me réconforte, c’est que quand je sors, la majorité de personnes m’apprécient et me soutiennent. Les informations viennent aussi par grappes et je les révèlerai en temps et lieu.

 

Q : Quelle est la solution face à toutes ces dérives ?

Il y aura bientôt une échéance électorale. Les municipales arrivent et on les remportera sans aucun doute.

Q : Et si elles sont renvoyées ?

J’aime croire que la démocratie a encore une chance de survie. Mais si elles sont renvoyées, ce qui est tout à fait possible avec ce gouvernement qui doit certainement sentir la défaite qui l’attend, la population sera révoltée. Déjà, dans les villages, le gouvernement s’est embarqué dans une campagne communale infecte visant à faire croire que je suis foncièrement anti-Hindou alors que mes origines et celles de mes enfants prouvent le contraire. Joanna Bérenger est également accusée à tort.

Le MSM veut morceler le pays en soulevant une communauté contre une autre, avec le seul but de rester au pouvoir. Il l’a fait à chaque fois qu’il est au pouvoir. Mais nous sommes en 2020. Je condamne avec force cette politique dégoûtante du MSM. Il ne faut pas que la population tombe dans ce piège.

 

Q : Comment allez-vous vous organiser pour ces municipales ?

Ce regroupement a été concrétisé suivant le souhait de la base. Il faut maintenant qu’on conjugue nos efforts pour qu’ils débouchent sur une construction d’idées pour consolider l’entente de la base. Il faudra bien entendu des actions politiques concrètes en terme de manifestations, de réunions, de rencontres et de meetings. On ne veut pas gagner les élections par défaut. On veut une adhésion populaire et un projet de société sérieux et concret.

Le fait que ce regroupement s’est concrétisé très tôt est positif car il nous donne le temps de converger nos idées. Un défi énorme attend le prochain gouvernement : redonner la confiance à la population et aux investisseurs, réinstaurer la bonne gouvernance, recréer une crédibilité auprès des instances internationales et reconstruire les piliers économiques. Le travail commence dès maintenant.

C’est un regroupement qui vise à sauver les municipalités et, j’irai plus loin, le pays. Il faut accentuer la pression. On a déjà sur les bras une crise financière, sociale, institutionnelle et environnementale. Tôt ou tard, la population se révoltera. En tant que politiciens, on a la responsabilité d’assurer que cette révolte soit canalisée de façon urgente et constructive pour sauver le pays du désastre qui nous guette.

Il y a une mouvance dans le pays. Le peuple veut du renouveau. Au PTr, nous sommes également à la veille d’un renouveau. La jeunesse veut être aux commandes. Il nous faut préparer la relève pour assurer l’avenir du pays. C’est inévitable.