Rouben Mooroongapillay : « Les charges provisoires sont une pratique arbitraire »

Me Rouben Mooroongapillay a eu la peau d’un assesseur de l’Equal Opportunities Commission (EOC), en l’occurrence celle de Mary Jane Yerriah. La nomination de cette dernière au sein de cette instance était entachée d’une irrégularité, la loi prévoyant une expérience de cinq ans au barreau pour pouvoir y siéger. Nous avons rencontré ce jeune avocat, vendredi, soit au lendemain de la démission de Me Yerriah de l’EOC, laquelle lui est venue donner raison de faire une sortie en règle contre un membre d’une commission censée faire respecter l’égalité des chances. Nous avons profité de cet entretien pour aborder d’autres thèmes d’actualité avec notre invité. 

Zahirah RADHA

 

Q : Vous avez mené, depuis le début de la semaine, une croisade contre un membre de l’EOC, en l’occurrence Mary Jane Yerriah. Ce qui a éventuellement mené à sa démission, jeudi. Quelles en sont les raisons ?

R : J’ai pris connaissance du fait que l’Equal Opportunities Commission (EOC) a été mal constituée. Selon les dispositions légales, le Chairman de la commission doit avoir un minimum de dix ans d’expérience dans le domaine légal. Il faut ensuite qu’il y ait un membre qui dispose de cinq ans d’expérience en tant que praticien en droit. Et finalement, les deux autres membres doivent avoir une certaine expérience dans le domaine légal, l’emploi, les relations industrielles, la sociologie et l’administration, entre autres.

Alors que je défendais mon client, l’inspecteur Rajesh Moorghen, pour une affaire de discrimination, j’ai remarqué que les membres de la commission, à savoir le chairman Khalid Tegally, Me Mary Jane Yerriah et Ganeshwar Shibchurn, ne comprenaient pas grand-chose de ce que je leur expliquais. J’étais étonné par leur attitude. D’abord, ils n’ont enregistré qu’une partie de notre représentation. Et puis, ils ont tenté, par tous les moyens, de nous décourager à aller de l’avant avec cette affaire. Ils confondaient entre le cas que mon client avait logé au sein de cette instance pour discrimination et un autre qu’il avait entré en Cour suprême pour arrestation arbitraire. C’est inacceptable qu’ils n’arrivent pas à faire la distinction entre ces deux cas. Déjà, on a perdu beaucoup de temps puisqu’ils ont décidé de tout recommencer à zéro alors qu’on avait déjà déposé devant l’ancien board dirigé par Me Brian Glover. Je ne comprends pas pourquoi ils refusent de convoquer l’ancien commissaire de police Dhun Iswar Rampersad, contre qui mon client a déposé. Je les inviterai d’ailleurs à revoir les dispositions de la loi qui stipulent qu’il ne faut qu’une ‘written notice’ pour convoquer quelqu’un devant la commission.

 

Q : Excusez-nous Me Mooroongapillay, mais vous n’avez toujours pas répondu à notre question…

R : J’allais justement y venir. Pendant toute la durée des travaux, Me Yerriah a fait preuve d’une arrogance extraordinaire. Qu’elle se soit permise de me tutoyer, soit ! Je peux comprendre car nous sommes collègues du barreau bien que je ne la connaisse absolument pas. Mais qu’elle se permette de faire des remarques désobligeantes et qu’elle fasse preuve d’un manque de respect et de décorum envers mon client. Je ne peux pas l’accepter. J’étais exaspéré. J’ai demandé un temps de pause durant lequel j’ai fait des recherches sur elle. Et là, à mon grand étonnement, j’ai appris qu’elle n’a prêté serment qu’en 2013. Il était donc clair comme l’eau de roche que l’EOC était mal constituée. En tant qu’homme de loi, il était de mon devoir d’informer le Chairman de la commission. Je l’ai questionnée devant ce dernier et elle a finalement concédé qu’elle n’avait pas les cinq ans d’expérience requis pour occuper ce poste. Cela a eu l’effet d’une bombe. Même le président Tegally était choqué. Face à mon insistance, il a demandé à Mary Jane Yerriah de quitter la salle d’audience. Il voulait par la suite la faire remplacer par un autre assesseur afin qu’on poursuive les travaux. Mais j’ai catégoriquement refusé étant donné l’anti-constitutionnalité du board.

Je trouve totalement inadmissible le fait qu’elle a induit tout le monde en erreur. À commencer par la présidente de la République, devant laquelle elle a prêté serment, le Premier ministre, le leader de l’opposition et la commission elle-même. Celle-ci se retrouve, par ricochet, dans une situation illégitime puisqu’elle a été mal constituée. Je fais un appel au Premier ministre pour qu’il revoie cette situation. Sinon, la population n’aura plus confiance en nos institutions.

« Elle a induit tout le monde en erreur. À commencer par la présidente de la République, devant laquelle elle a prêté serment, le Premier ministre, le leader de l’opposition et la commission elle-même »

 

Q : Justement, vous avez envoyé une lettre au Premier ministre dans ce sens. Êtes-vous confiant, avec les informations dont vous disposez et confirmées par Mary Jane Yerriah elle-même, que SAJ va faire diligence dans l’intérêt du pays ?

R : La question a été soulevée par le député Shakeel Mohamed à l’Assemblée nationale, et SAJ a donné la garantie que ‘he will look into it’. D’ailleurs, selon mes informations, Mary Jane Yerriah a été forcée de prendre la porte de sortie. Sinon, elle aurait été révoquée. Elle n’a donc eu d’autre choix que de démissionner pour sauver la face. Je tiens aussi à souligner que je n’ai absolument rien de personnel contre elle. Et encore moins de motivations politiques, comme elle veut le faire croire.

 

Q : Les Mauriciens sont scandalisés par les honoraires faramineux de Rs 19 millions perçus par un de vos collègues du barreau. Quel est le sentiment à ce sujet au sein de la profession ?

R : Le sentiment général qui prévaut, c’est qu’il y a eu abus. Toutefois, c’est une profession libérale. La question de ‘fees’ repose entièrement sur l’avocat et son client. On ne sait pas dans quelles circonstances ce montant a été agréé entre les deux parties. Mais des questions s’imposent : Quel était son ‘scope of duty’ ? Quel était son ‘volume of input’ ? Quel est le rôle joué par les membres du board de l’ICTA, dont Mary Jane Yerriah fait également partie ? Est-ce que les procédures ont été respectées ? La Procurement Act a-t-elle été respectée ? Y a-t-il eu conflit d’intérêts ?  Il faut faire la lumière sur toute cette affaire.

 

Q : La nomination des ‘Senior Counsels’ au sein du barreau provoque actuellement des remous. N’est-ce pas une ironie du sort que ceux-là mêmes qui sont censés rétablir la justice se sentent animés par un sentiment d’injustice ?

R : Il ne faut pas qu’il y ait du ‘lobbying’. C’est la méritocratie qui doit primer sur toute autre considération. Il y a beaucoup d’avocats qui font très bien et qui peuvent être nommés ‘Senior Counsels’ de par leur engagement dans le milieu légal, mais aussi au-delà de la cour. Il faut que leurs responsabilités juridiques à tous les niveaux soient prises en considération.

 

Q : Une série de charges provisoires, logées à tort et à travers, ont été rayées en cour ces derniers temps, la dernière en date n’étant nulle autre que celle logée contre le Pandit Sungkur. N’est-il pas temps de revoir les charges provisoires afin qu’elles ne soient plus perçues comme étant un simple outil de répression politique ou autre ?

R : Soyons honnêtes : il y a une hypocrisie dessus. Quand un parti politique se retrouve dans l’opposition, il dira que le régime en place se sert des charges provisoires contre lui ou ses membres par vendetta politique et vice-versa. Cela dit, je pense qu’il est grand temps de revoir la constitutionnalité des charges provisoires. On ne peut pas arrêter une personne et loge une charge provisoire sans qu’il n’y ait eu d’abord une enquête en bonne et due forme et sans qu’il y ait de ‘sufficient evidence’ contre elle. Il faut savoir que les charges provisoires peuvent détruire la réputation d’une personne tout en lui causant d’énormes préjudices. Outre le stress et le regard des autres, il est aussi sujet à d’autres inconvénients tels que les ‘objections to departure’ et les ‘restricted passports’, entre autres. Il faut donc mettre fin à cette pratique arbitraire.

 

Q : Le taux de criminalité a pris une ascendance vertigineuse avec des crimes les uns plus atroces que les autres. En tant qu’homme de loi, quelles mesures préconisez-vous afin de ramener l’ordre et la paix dans le pays ?

R : Ecoutez, il n’y a pas eu vraiment une étude qui a été faite pour déterminer si le nombre de crimes a réellement augmenté ou pas. Mais ce qui est certain c’est que les cas sont beaucoup plus médiatisés qu’ils ne l’étaient auparavant. Il faut faire une étude approfondie pour démontrer les causes qui poussent à la criminalité. Est-ce la pauvreté, le chômage, l’incompréhension ou le manque de sensibilisation ? Il faudra d’abord prendre le taureau par les cornes et s’attaquer aux sources de ce problème. La réinsertion des anciens condamnés est également importante puisqu’elle les découragera à récidiver. Un durcissement de la loi est primordial, mais uniquement dans des cas spécifiques : pour les crimes crapuleux ou quand il y a abus contre les enfants et les personnes âgées, par exemple. Personnellement, je ne suis pas en faveur de la peine capitale. Qu’est-ce qui se passera si on arrive à avoir de nouvelles preuves pour innocenter un accusé, mais qu’il a déjà été mis sous la guillotine ? Je prône plutôt une ‘restorative justice’ qu’autre chose.

 

Q : Selon le ministre Anil Gayan, aucun mort n’est lié à la prise des drogues synthétiques. Partagez-vous son avis ?

R : Il est clair qu’il y a eu des décès qui sont liés aux drogues synthétiques. Les médias en rapportent souvent. Mais il faut être réaliste. J’ai cru comprendre qu’il s’est basé sur un rapport pour faire cette déclaration. Je suis personnellement d’avis qu’il est temps que les médecins légistes changent d’approche. Au lieu de qualifier les décès d’œdème pulmonaire, ils doivent être plus spécifiques afin d’éclairer les autorités concernées. C’est trop facile de jeter tout le blâme sur le gouvernement. Chacun doit prendre ses responsabilités devant l’ampleur que prend ce fléau. La société civile et les ONG ont également leur rôle à jouer afin de sensibiliser la population, surtout les jeunes, contre ce fléau.

 

Q : Vous avez dû suivre le discours du budget et les débats qui ont lieu ces jours-ci. Que pensez-vous des mesures budgétaires de Pravind Jugnauth ?

R : Le budget contient de bonnes intentions et beaucoup de mesures favorables. Mais le salut réside dans leur implémentation. Prenons l’exemple du Heritage City. Le projet avait été énoncé dans le dernier budget. Mais que s’est-il passé ? Le ministre des Finances doit s’entourer d’un ‘think tank’ plus élargi et qui voit les choses différemment. Il aurait alors pu faire mieux. En passant, j’aurais aimé que le Grand argentier s’attarde sur le cas des enfants souffrant de ‘muscular dystrophy’.

 « Le budget contient de bonnes intentions et beaucoup de mesures favorables. Mais le salut réside dans leur mise en application » 

 

Q : Vous avez évoqué le projet Heritage City qui a été gelé. Est-ce une bonne chose pour le pays puisqu’il allait nous coûter Rs 30 milliards ?

R : C’était trop beau pour être vrai. Il nous faut cependant nous demander si les points soulevés dans le rapport sont pertinents ou pas. Quelle était la faisabilité du projet ?  Quel devrait être les gains financiers ? Je veux surtout savoir combien nous a coûté le projet jusqu’ici. Qui aurait porté ce ‘burden of liability’ ?

 

Q : Comment évaluez-vous la situation sociopolitique dans le pays ces jours-ci ?

R : Le mood n’est pas trop au beau fixe. Au lendemain des dernières législatives, il y avait un ‘feel good factor’ qui prévalait parmi la population. Cependant, après l’éclatement de l’affaire BAI, il y a eu un ‘change of mood’ dans le pays. Les dérapages au sein du gouvernement, à l’instar de l’épisode Raj Dayal, n’ont fait qu’augmenter ce sentiment de  malaise. Le gouvernement est toutefois à mi-mandat et je pense qu’avec l’arrivée de Pravind Jugnauth aux Finances, les choses vont bouger dans la bonne direction. Je pense qu’il saura ramener ce sentiment de bien-être. Il y a toujours une lueur d’espoir.