Ranjit Jokhoo, ancien inspecteur à la retraite : « Des manquements flagrants dans le fonctionnement de la police »

Ancien inspecteur de police et enquêteur de la ‘Major Crime Investigation Team’ (MCIT), Ranjit Jokhoo connait les rouages de la police au bout des doigts. Aujourd’hui à la retraite, il se dit interpellé par la situation chaotique du ‘law and order’ et met en cause le leadership et le fonctionnement de la force policière…

 

Zahirah RADHA

 

Q : Règlements de comptes, meurtres, crimes maquillés en suicide… Êtes-vous inquiet par le sentiment d’insécurité qui prévaut dans le pays actuellement ?

C’est une situation doit interpeller chaque Mauricien. Les crimes dont on entend parler ces jours-ci sont communs en Italie ou dans d’autres pays où la loi est dictée par des gangs ou la mafia. Que cela se passe maintenant chez nous, c’est évidemment une source d’inquiétude.

 

Q : Venant de l’ancien enquêteur que vous êtes, ce constat peut faire frémir…

Certes, quand on a été dans la force policière, on est habitué à voir des crimes et des criminels alors que tel n’est pas le cas pour le citoyen lambda. Si moi je trouve que la situation est très inquiétante, elle le sera davantage aux yeux des autres citoyens.

 

Q : À quoi attribuez-vous cette situation ? Est-ce un laisser-aller à la tête du gouvernement et de la police, l’incapacité de cette dernière à gérer la situation, un manque d’effectifs… ?

La police ne manque ni d’effectifs ni de moyens. Par contre, elle est appelée à effectuer des tâches qui ne sont pas prioritaires. Pourquoi est-ce la police qui doit émettre un memo pour qu’un client d’une banque puisse obtenir une autre carte bancaire si la sienne s’est égarée ? N’est-ce pas à la banque d’en garder un record ? Il y a quotidiennement une cinquantaine de tels cas au poste de police de Pope Hennessy et aux Line Barracks.

De plus, je ne vois pas pourquoi la police doit être présente aux fonctions ministérielles alors que la sécurité des VIPs est déjà assurée par des éléments de la VIPSU. Je pense qu’il faut plutôt revoir l’organisation et le fonctionnement de la police pour qu’elle puisse se concentrer sur d’autres priorités.

 

Q : Est-ce donc le seul facteur, selon vous, qui nuit au bon fonctionnement de la police ?

Je dirais que c’est une question de ‘leadership’. Tant que le dirigeant ne se met pas dans la peau d’un vrai chef, rien ne peut véritablement changer. Les problèmes resteront entiers, surtout si les subordonnés ont également peur d’agir par crainte d’être blâmés ou transférés ou de compromettre leurs chances d’être promus au cas où les choses tournent mal. Cette crainte peut également empêcher la police de fonctionner librement.

 

Q : Est-ce un doigt accusateur que vous pointez envers le Commissaire de police ?

Le rôle du Commissaire de police est d’administrer la force policière. Il n’intervient pas dans le ‘day to day running’. La police est une chaîne et chaque policier, un maillon. Chacun doit donc assumer ses responsabilités. Un sergent ou un inspecteur en charge d’un poste de police doit, par exemple, assurer que le travail soit fait correctement. Mais s’il délaisse tout entre les mains de ses subordonnés soit par paresse soit parce qu’il n’y connait rien, ayant été promu par ‘backing’ politique, c’est alors le désastre.

 

Q : Les ‘backing’ politiques, y en a-t-il beaucoup au sein de la force policière ?

Ces derniers temps, les recrutements et les promotions se font au petit bonheur. Les affinités politiques sont privilégiées au détriment de la compétence et des aptitudes. Un policier doit représenter l’État mauricien. Il n’est pas censé être un agent quelconque.

Q : Cette perception à l’effet qu’il y a une politisation outrancière de la police est donc réelle ?

Malheureusement oui, surtout ces derniers temps. Auparavant, outre des interviews, les capacités des policiers étaient également prises en considération avant qu’ils ne soient postés dans une branche spécialisée comme la MCIT ou la CID. Aujourd’hui, cela dépend plus sur les affinités politiques. Finalement, c’est d’abord le gouvernement lui-même et ensuite la population qui souffrent de cette politique.

 

Q : Cela explique-t-il les tentatives de cover-up dans certains ‘high profile cases’ ?

On ne peut pas empêcher à quiconque d’alléguer qu’il y a de cover-up. Ceci dit, il y a des manquements qui sont tellement flagrants. Par exemple, ceux responsables du ‘monitoring’ des caméras de surveillance, qui ont coûté les yeux de la tête, doivent savoir quand une caméra ne fonctionne pas, et non pas s’en rendre compte après les faits.

Il y a aussi ce cas révélé en cour de Moka où un sergent n’a pas enregistré la plainte d’une personne. Cela ne peut être qu’un cover-up et je ne pense pas que ce soit un cas isolé. Il y a une possibilité que des policiers ne veulent pas prendre une action quelconque parce que cela risque d’affecter son mentor politique ou une personnalité, surtout s’ils ont peur d’être transférés.

 

Q : Il semble que c’est ce qui se passe quand des ministres ou des proches du pouvoir sont impliqués, n’est-ce pas ?

Cela ne doit pas être le cas. Je dois faire ressortir que le Commissaire de police (CP) doit s’entretenir quotidiennement avec le Premier ministre sur les ‘security matters’. Ce dernier peut légalement donner des directives au CP quand il s’agit des ‘general policy matters’ bien que celui-ci occupe un poste constitutionnel. Cependant, personne ne peut dicter le CP concernant le déroulement des enquêtes. Quand il y a une enquête jugé ‘high profile’ en cours, le CP doit y prêter une attention particulière et veiller à ce qu’elle soit menée et bouclée convenablement et selon les paramètres de la loi avant que le dossier ne soit envoyé au bureau du DPP.

 

Q : Mais on a l’impression que le CP est ‘overpowered’ et ‘overshadowed’ par le CCID dirigé par Heman Jangi. Est-ce sain pour la bonne marche de la police ?

Si tel est effectivement le cas, c’est mauvais pour l’image de la police et du CP également. Le CP doit exercer ses droits car c’est lui qui est le chef de la police. Le CCID ne peut agir comme s’il est indépendant du CP.

 

Q :  Il y a aussi des allégations graves concernant l’implication de certains haut-gradés dans certains cas. Notre police est-elle dictée par la mafia, comme le disent certains ?

Je pense que c’est un peu trop fort de parler d’une police dictée par la mafia. Il se peut qu’il y ait certains éléments qui sont mêlés à la mafia ou qu’ils se comportent comme des agents politiques bien qu’en portant l’uniforme de la police. Il y en a même beaucoup depuis ces derniers temps. Raison pour laquelle ils n’entendent et ne voient rien. Il faut que les policiers soient plus responsables. Rien ne les empêche d’avoir des affinités politiques, mais durant l’exercice de leur fonction, ils doivent assumer leurs responsabilités selon la loi et il leur faut assurer que tout le monde ait la même protection.

 

Q : Croyez-vous en l’existence d’un escadron de la mort ?

On ne peut pas se hasarder pour dire qu’il y a un escadron de la mort, jusqu’à preuve du contraire. Mais il y a quand même eu beaucoup de morts dans des circonstances suspectes. Ce qui fait croire qu’il y a une liaison entre les différents décès, surtout que les ‘patterns’ se ressemblent. Mais je ne crois pas qu’on peut, à ce stade, se hasarder pour dire que ce sont les mêmes personnes qui l’ont fait.

 

Q : Que faut-il que la police fasse pour redorer son blason et redonner confiance à la population ?

Il faut revoir le fonctionnement de la police de fond en comble en s’assurant qu’il y ait la notion d’‘accountability’. S’il n’y a pas ce devoir d’‘accountability’, rien ne changera.