Post-Covid et Wakashio : Ameenah Gurib-Fakim « Il nous faut un ‘wartime leader’ pour gérer cette crise »

 

Scientifique et ancienne présidente de la République, Ameenah Gurib-Fakim, souhaite voir à la tête de Maurice un « wartime leader » qui saura ramener le pays à bon port, en dépit des eaux troubles.

 

Zahirah RADHA

 

Q : Une image qui a marqué les esprits : celle d’une ancienne présidente de la République nettoyant la plage souillée de l’huile et d’hydrocarbures. Qu’est-ce qui vous a poussé à descendre sur le terrain pour vous mouiller ?

Mahébourg, c’est « mo lakaz ». J’y ai grandi. J’y ai passé beaucoup de temps. Quand j’ai vu qu’il était affecté et que « mo lakaz lor difé », je n’ai pas pu me retenir et je m’y suis rendue sans y réfléchir à deux fois. J’aurais aimé pouvoir faire plus, mais je continue de contribuer à ma façon en alertant l’opinion internationale. Comme je l’ai dit quand je m’étais rendue à Mahébourg, ce désastre était tout à fait évitable.

Q : À l’opposé, l’actuel occupant de la State House se contente, lui, de mettre la main à la pâte dans son jardin. En tant que chef d’État, peut-on se permettre je jouer un rôle de vase à fleurs dans une période de crise ?

(Rires) Je suis contente que vous ayez utilisé ce terme de vase à fleurs…

Q : C’est une expression qui vous tient à cœur !

Exactement ! C’est une expression qu’on m’avait souvent attribuée quand j’étais à la State House, bien qu’elle soit pas réellement attribuable à un chef d’État. Celui-ci a un rôle bien défini selon la Constitution. Un chef d’État a beaucoup de pouvoirs. Cependant, ceux qui ont occupé ce poste ne l’ont peut-être pas bien cerné.

Pour revenir à votre question, je dirai qu’à chacun son style. De nature, je suis quelqu’une qui est terre à terre. Je m’implique toujours quand il y a des problèmes. Même quand il y avait des inondations à Flacq, je m’étais mouillée. C’est mon style. Cela représente, à mon égard, une forme de leadership. Un leader doit être quelqu’un qui reste aux côtés de la population et avec qui celle-ci peut s’associer.

Q : En tant que scientifique, comment percevez-vous ce désastre écologique auquel le pays est confronté ?

Le pays n’a jamais connu un pareil désastre écologique. Je le répèterai sans cesse : ce désastre était évitable. Ce navire a mouillé les eaux territoriales mauriciennes depuis  le 23 juillet pour ensuite faire naufrage le 25 juillet. Selon des professionnels, il n’était pas évident pour que le navire effectue des manœuvres brusques en raison de la vitesse à laquelle il bougeait, soit entre 10 à 12 nœuds, et aussi à cause de sa taille.

Le Wakashio fait partie d’un pourcent des plus grands navires. Sa taille est celle d’un porte-avion. On pouvait donc le détecter cinq à six heures avant qu’il n’atteigne Pointe d’Esny. La question se pose : qu’ont fait nos institutions pour prévenir ce danger ? Quelle a été la réactivité des garde-côtes ? Les radars fonctionnaient-ils ?

À savoir que le fioul que transportait le navire n’était pas du pétrole brut, mais du VLSFO (very-low sulphur fuel oil). Or, il n’y a pas eu d’études qui ont été faites jusqu’ici sur son impact sur les eaux tropicales.

Q : Que répondez-vous au Premier ministre qui cherche toujours les fautes de son gouvernement dans la gestion de ce dossier ?

C’est son appréciation de la situation. Nous sommes confrontés à une période post-Covid et maintenant post-Wakashio. Ce désastre a causé d’énormes dégâts à notre réputation à l’échelle internationale. Ajoutée aux problèmes et aux pertes d’emplois causés par la Covid-19, l’image de marque du tourisme mauricien se voit maintenant ternie avec le Wakashio.

Pour gérer notre économie dans une telle situation, il nous faut un ‘wartime leader’, comme l’avait été Churchill. Je ne parle pas seulement du Premier ministre, mais aussi au niveau des autres ministères ainsi qu’aux institutions. Chacun devra assumer ses responsabilités pour que le pays puisse avancer.

Q : Êtes-vous convaincue par les explications du ministre de la Pêche concernant les dauphins et marsouins retrouvés morts ?

On connaît l’environnement marin. On sait comment ces mammifères vivent, de quoi ils se nourrissent et quel est leur cycle de vie. N’oubliez pas qu’il y a aussi beaucoup de baleines qui viennent s’accoupler dans nos eaux.

Ceci dit, le fioul a déjà atterri dans nos eaux. Confronté au soleil, l’huile se dégrade. Il est donc clair qu’il a affecté la population marine. Ce qu’on a vu jusqu’ici n’est que le « tip of the iceberg ». Combien de poissons ont été affectés par ce dégât ? Vu le taux élevé d’arséniques que contiennent désormais nos eaux, il sera impossible pour les pêcheurs de pêcher, d’autant que les arséniques sont poisonneux pour l’homme.

Un mois a déjà écoulé depuis ce désastre, mais on ne voit toujours rien du côté des institutions en terme de bilan des dégâts. On s’interroge sur le volume exact du pétrole qui a atterri dans nos eaux. La presse internationale a d’ailleurs consacré beaucoup d’articles sur la controverse entourant le sabordage de la première partie du navire. Où a-t-elle été sabordée ? C’est important de le savoir pour qu’on puisse cerner les dégâts qu’il causera à la population marine. Si l’on le cache sous couvert de confidentialité, le travail de base ne pourra être fait correctement.

Q : Est-ce normal qu’un mois après l’échouement ou l’échouage du vraquier, les experts n’ont toujours pas proposé de plan d’action ?

Il y a experts et experts ! Moi j’aurais, en premier lieu, écouté les pêcheurs des environs. Ils vivent sur la mer et ne jurent que par la mer. Ils ont ainsi des raisonnements extraordinaires que les experts devront peut-être prendre en compte quand ils établiront un plan d’action. Il ne faut surtout pas les négliger, puisqu’ils savent davantage que ces experts étrangers. Il faut qu’ils soient consultés autour d’une table ronde avant qu’il y ait un encadrement scientifique.

Q : Mais au lieu de cette table ronde, le gouvernement préfère plutôt se fier encore et toujours aux experts…

Il y avait amplement de temps après le naufrage, soit entre le 25 juillet et le 6 août, pour que l’huile soit pompée du navire. Mais il n’a pas été fait. Ensuite, dès les premières fuites, des booms auraient dû être placées autour du navire pour limiter les dégâts avant que l’huile ne soit pompée avec des matériels dont on dispose. Pour le reste, on aurait pu demander l’aide des scientifiques étrangers.

D’ailleurs, la France nous a proposé de l’aide. Tout comme le Japon qui a aussi envoyé des experts. Il y a beaucoup de volontaires qui sont prêts à aider. J’ai moi-même des collègues en Suède et en Amérique qui souhaitent venir nous donner un coup de main. J’ai aussi reçu des propositions de personnes voulant nous offrir des conteneurs d’‘absorbers’. Je les ai envoyées à qui de droit, mais je ne suis pas tellement sûre qu’il y ait eu de suivi.

Des questions se posent sur notre stratégie. Y a-t-il un ‘wartime leader’ qui coordonne la situation post-Wakashio pour nettoyer les dégâts d’une part et réconforter la population de l’autre ? Dans un contexte pareil, la communication joue un rôle important. Il faut surtout communiquer à la lumière d’‘evidences’. Sans oublier que l’absence de communication donne lieu à des « conspiracy theories ». Il faut une cellule de communication, dirigée par des personnes crédibles, pour communiquer quotidiennement et pour réconforter la population.

Q : Vous blâmez la communication du gouvernement ?

La communication est très importante dans la gestion de toute crise. Elle doit être assurée par une équipe avec laquelle la population peut s’identifier et se sent réconfortée. Il faut surtout que les Mauriciens sachent quelle est la stratégie post-Wakashio à court, moyen et long termes. Il est dommage qu’il n’y en ait eu point jusqu’ici.

Q : Selon le Premier ministre, on n’avait pas les équipements ou l’expertise nécessaires alors que des professionnels maintiennent le contraire. Wakashio nous a-t-il donc permis d’identifier les failles dans notre système de surveillance maritime ?

Nous avons des techniciens au sein de divers ministères qui sont formés au programme de déversement d’huile. Nous avions également des matériels. On ne peut pas ambitionner de devenir une économie océanique sans qu’on prévoie ce genre de catastrophes. Pourquoi y a-t-il régulièrement des exercices de simulation si ce n’est pas pour se préparer à ce genre de situations ?

Les instances régulatrices internationales doivent aussi être interrogées. Est-ce que le navire était autorisé à transporter ce fioul ? Quel est le rôle du Panama puisque le vraquier battait un drapeau panaméen ? S’était-il déjà rendu au Panama pour des vérifications ? On apprend que tel n’est pas le cas. Quel est le rôle des régulateurs du secteur du shipping ? Pourquoi ce silence assourdissant de ce secteur du shipping ? Quelles ressources mettra-t-il à notre disposition ?

N’oublions pas que le tourisme, contribuant à hauteur de 24% de notre Produit Intérieur Brut (PIB), sera affecté. Il faut un plan, mais aussi une communication efficace pour notre tourisme. La clé de la relève de notre économie dépend essentiellement de la communication.

Q : Un conseil au gouvernement, peut-être ?

Je n’ai aucune solution prescriptive. Mais partout à travers le monde, quand les gouvernements ont été confrontés à des catastrophes, ils ont recherché de l’aide, mais des cellules ont aussi été créées pour fédérer les compétences, faire un bilan de la situation et établir ensuite un plan d’action. Une cellule de communication permettra aussi de rassurer en permanence, pas uniquement sur le plan local mais aussi international. Ce qui me ramène à la nécessité d’un ‘wartime leader’.

Q : Quel est votre sentiment face au ras-le-bol presque généralisé qui prévaut dans le pays ?

Selon mes observations personnelles, ce ras-le-bol ne date pas d’hier. Il y a un manque de confiance dans les institutions. Pour corser l’addition, les gens commencent à voir une érosion de leurs moyens de subsistance, surtout post-Covid. La baisse du pouvoir d’achat, les pertes d’emplois, le spectre d’une économie en panne sont autant de facteurs qui effrayent les gens. Il y a aussi une appréhension générale quant au pilier sur lequel l’économie s’appuiera pour sa relance. Nos cinq piliers, rappelons-le, sont actuellement dans le rouge.

La situation va s’empirer davantage post-Covid et post-Wakashio. Ce qui accentue l’appréhension des Mauriciens. Les jeunes que je rencontre me disent qu’ils n’hésiteront pas à quitter le pays dès la première occasion. Comment le pays avancera-t-il sans ces compétences ? Il faut rétablir la confiance en prônant une politique de dialogue et de proximité. Il faut littéralement prendre la population par la main pour la réconforter et la rassurer.

Q : Comment rétablir cette confiance quand des scandales sont chassés par d’autres ?

Les scandales sont symptomatiques d’un malaise. Pourquoi y a-t-il des scandales ? Nos institutions fonctionnent-elles comme elles devraient l’être ? Y a-t-il des personnes compétentes à la tête de ces institutions ? Quel est le bilan de l’ICAC qui est censée enquêter sur ces scandales ? Tant qu’on ne place pas des professionnels compétents à des postes de responsabilité et qu’on ne pratique pas la méritocratie, la situation ne changera guère. Il faut valoriser la compétence. Un ‘wartime leader’ doit pouvoir reconnaître ces compétences s’il veut rétablir la confiance dans le pays.

Q : Rien que cette semaine, deux proches de ministres ont été nommés à la tête d’organismes. Comment cela aidera-t-il à rétablir la confiance ?

Maurice est un petit pays qui ne compte qu’une population de 1, 2 millions d’habitants. Ainsi, il y aura forcément un ou des proches de certaines personnes qui se retrouveront à des postes de responsabilités. Il faudra cependant démontrer que ces derniers ont fait acte de candidature, qu’ils sont compétents et que l’exercice s’est déroulé en bonne et due forme. Le précédent gouvernement avait promis que les recrutements se feront à travers un appel d’offres. Cette promesse n’a toutefois jamais été respectée. C’est ce qui créé un cynisme au sein de la population. Il n’y a rien de plus dangereux que quand le peuple devient cynique et ne fait plus confiance aux institutions. C’est la recette de l’anarchie. Je suis désolée de le dire, mais c’est la situation dans laquelle nous nous retrouvons actuellement.

Q : On a vu, ces derniers temps, des tentatives de communaliser certains débats. Cela vous interpelle-t-il ?

Le communalisme est l’arme commune utilisée par les faibles quand ils sont en manque d’arguments. Je lance un appel à la population pour qu’elle reste unie. Nous avons toutes les capacités nécessaires pour rebâtir une île Maurice dont nous serons fiers. Nous sommes déjà fiers d’elle. Mais ce sont des décisions politiques qui provoquent ce malaise.

Je me souviens qu’en 1975, la manifestation estudiantine, dont je suis un produit, avait été le catalyseur d’une grande décision politique, celle de l’éducation gratuite. 45 ans après, il y a eu une autre manifestation qui traduit ce malaise. Ce repli sectaire ne se manifeste qu’au moment où il y a des échéances politiques, électorales ou quand il y a des problèmes, d’autant qu’on ne voit pas ce ‘wartime leader’.

Q : La manifestation d’hier est-elle porteur d’espoir, comme celle de 1975 que vous avez évoquée ?

C’est le ras-le-bol généralisé et la perte de confiance dans les institutions qui ont provoqué cette manifestation. Je suis probablement naïve, mais cette manifestation est peut-être notre Selma à nous (ndlr : les militants afro-américains avaient obtenu le droit de vote après la marche de Selma). Les Mauriciens sont d’habitude très pacifiques. Pour qu’ils se mobilisent ainsi, et soutenus en plus par la diaspora mauricienne, ils doivent être meurtris. Ils veulent d’un Maurice où tout le monde peut se retrouver sous le drapeau mauricien. L’espoir est permis.