Parvez Dookhy, constitutionnaliste « Il faut saisir la justice et faire sanctionner le Speaker »

Il compare l’Assemblée nationale au marché central. La faute, dit le constitutionnaliste Parvez Dookhy, revient au Speaker qui « vocifère » au lieu d’asseoir son autorité avec diplomatie. Il remet également en cause les suspensions des élus, surtout si celles-ci nuisent à leur travail…

 

 Propos recueillis par Zahirah RADHA

 

 

Q : La façon dont se déroulent les travaux parlementaires ces derniers temps vous interpelle-t-elle ?

L’Assemblée Nationale est en chute libre. Celui qui est chargé d’apaiser les débats houleux, par son autorité, sa prestance et le tact, vocifère. Ce qui fait que l’Assemblée est aussi bruyante que le marché central.

 

Q : Les choses auraient-elles pu être différentes si la présidence de la Chambre était occupée par quelqu’un d’apolitique et d’impartial ?

Le Speaker, dans le système de Westminster, est complètement neutre et impartial même s’il a un corps politique d’appartenance. Lorsqu’il est Speaker, il est arbitre. Mais pour cela, il faut de l’autorité, une légitimité. Ce que l’actuel Speaker n’a pas, étant non-élu et semble traîner une casserole. Le Speaker n’a pas de légitimité démocratique.

Q :  Qu’est-ce que la suspension du leader de l’Opposition pour les deux prochaines séances augure pour notre démocratie parlementaire ?

Le leader de l’Opposition est un élu du peuple, un organe constitutionnel et représente le ‘Shadow Prime Minister’. Il a le privilège des questions directes au Premier ministre, auxquelles ce dernier doit impérativement répondre. Dans l’esprit de Westminster, il compose la Chambre, chez nous l’Assemblée nationale. Il ne peut y avoir d’Assemblée sans lui en quelque sorte. Il n’a pas de remplaçant, contrairement au Premier ministre qui a un adjoint. Expulser le leader de l’Opposition, c’est expulser un organe constitutionnel, bloquer les questions directes au Premier ministre et priver le ‘Shadow Prime Minister’ de la visibilité à laquelle il a légitimement et démocratiquement droit. Dans une démocratie, c’est le choix du peuple qui prime.

 

Q : Un Speaker peut-il donc, sur le plan constitutionnel, suspendre des représentants du peuple pour plusieurs séances et les privant ainsi d’accomplir leurs missions ?

Si tout membre de l’Assemblée peut être suspendu pour mauvaise conduite, la décision d’expulser et de suspendre le leader de l’Opposition doit être appréciée différemment. Ce n’est pas un simple député. C’est un organe constitutionnel. Le leader de l’Opposition a des prérogatives constitutionnelles. Il faut envisager d’autres types de sanctions. En France, par exemple, c’est une retenue sur le traitement (salaire) qui est opérée pour le député récalcitrant. L’expulsion doit rester une mesure de dernier recours. Mais chez nous, « I order you out » est comme le refrain d’une chanson!

 

Q : La décision du Speaker peut-elle être contestée en cour ?

La justice, que ce soit à Maurice ou dans nos pays de référence, a montré qu’elle intervient davantage dans le domaine politique pour empêcher tout abus, tout détournement de pouvoir. Oui, il faut saisir la justice et faire sanctionner le Speaker pour la suite.

 

Q : Y a-t-il eu des cas ailleurs où un Speaker a été traîné dans une cour de justice pour une décision perçue comme étant anti-démocratique et anticonstitutionnelle ?

Une expulsion de l’Assemblée est prononcée par le Speaker. La suspension est une résolution adoptée par l’Assemblée sur une motion présentée par le Speaker. Dans une contestation, plutôt un recours juridictionnel, c’est la décision prise qui est attaquée, en l’espèce la décision d’expulsion ou la suspension. Ce n’est pas parce que c’est adopté par la majorité parlementaire que c’est légal ou constitutionnel. Il en est de même des lois votées. En l’espèce, le juge pourrait voir la fréquence et la durée des expulsions/suspensions pour juger s’il s’agit d’un abus de pouvoir.

 

Q : Si oui, qu’est-ce qui empêche, selon vous, les élus suspendus d’avoir recours à des actions juridiques ?

Souvent la suspension est de courte durée, de manière à dissuader la saisine du juge. Lorsque celui-ci aura statué, le député sera déjà de retour à l’Assemblée. Et puis, c’est devenu, hélas, un jeu, une habitude.

 

Q : L’actualité est également dominée par l’affaire Angus Road. En vous basant sur les révélations faites jusqu’ici, où pensez-vous que le Premier ministre a fauté ?

Le problème est structurel. L’ICAC n’a aucune indépendance, autonomie décisionnelle et impartialité. La question est l’effectivité de l’ICAC. Vraisemblablement, elle n’est pas productive en matière de lutte contre les crimes économiques. Pravind Jugnauth aurait dû demander à être entendu par l’ICAC tout comme il aurait dû être convoqué d’office. Rappelons qu’en Israël, le Premier ministre actuel a été mis en examen pour corruption, fraude et abus de confiance dans différentes affaires par le Procureur général du pays.

Je comprends maintenant que la stratégie de Pravind Jugnauth, en engageant des poursuites contre Arvin Boolell pour faux et usage de faux, tend aussi à mettre ce dernier en difficulté par rapport à l’institution du DPP. C’est ce qu’on appelle un contre-feu, en politique. Charles Pasqua avait dit une fois : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire…» !

 

 

Q : En tant que ministre responsable de l’ICAC, Pravind Jugnauth n’aurait-il pas dû démissionner de son poste pour que l’enquête puisse être faite en toute transparence ?

Pas à ce stade à mon avis. Il faut le voir de manière générale. Sinon, ce sont tous les Premiers ministres qui seront fragilisés à l’avenir. Oui, une démission est nécessaire, de mon point de vue, si le Directeur des poursuites publiques enclenche des poursuites pénales. Là encore une fois, la stratégie est de mettre tout aussi en cause le leader de l’Opposition pour qu’il ne puisse pas réclamer la démission du Premier ministre.

 

Q : Un ‘mandamus order’ aurait-il pu aider à faire la lumière sur cette affaire ou d’autres actions juridiques peuvent-elles être envisageables ?

La grande question va être, à titre préliminaire, qui a intérêt à agir ? Nous n’avons pas dans notre système des associations qui peuvent ester en justice pour la cause qu’elles défendent. Nous n’avons pas non plus, comme en France, de parties civiles, des personnes ou entités qui se considèrent légalement comme étant victimes d’un crime, d’un fait de corruption ou autre. En théorie, oui à l’ordonnance dite ‘mandamus’, mais c’est difficile de l’obtenir en pratique.

 

Q : Comment l’Opposition, les ONGs et la société civile peuvent-elles faire pression pour que la vérité triomphe enfin ?

Le leader de l’Opposition, fort de sa position, pourrait saisir les autorités britanniques et leur demander de rouvrir l’enquête. Les ONG, la société civile et les médias ne doivent pas lâcher prise. Il faudrait peut-être aussi organiser des manifestations symboliques, du style comme dans certains pays, d’un concert de casseroles. Tous les jours à telle heure, à 18h par exemple, tout le monde frappe, chez soi, des ustensiles de cuisine pour faire du bruit pendant 5 ou 10 minutes. Il faut un juge d’instruction en matière de lutte contre les crimes économiques. Un juge d’instruction c’est une commission d’enquête permanente. C’est très efficace. On le voit en France.