Faizal Jeerooburkhan : « Le système ‘First Past The Post’ a tout faussé »

Alors que le Parlement se réunit ce vendredi pour la lecture du discours programme, Faizal Jeerooburkhan, l’une des têtes pensantes de « Think Mauritius » dit ne pas s’attendre à ce que ce nouveau mandat de Pravind Jugnauth soit meilleur que le précédent. Les premières nominations faites par le Premier ministre, dit-il, donnent déjà une indication de la politique qu’il compte adopter, celle consistant à vouloir absolument tout contrôler…

Zahirah RADHA

 

Q : Le Parlement reprendra ses droits, ce vendredi, sur fond de contestations  électorales et du boycott probable de l’opposition. Comment concevez-vous ce scénario ? Est-ce sain pour la démocratie ?

Ce sera sain dans la mesure où on aura une opposition assez forte. Si les trois partis de l’opposition se regroupent, ils auront une force de frappe assez conséquente. Ce qui est malsain par contre, c’est le fait que le gouvernement n’ait été élu qu’avec 37% des voix alors que 63% des votants n’ont pas voté en sa faveur. Ce sera surtout néfaste pour la démocratie si le gouvernement cherche à imposer ses idées et ses projets sur la population.

Au moment de prendre ses décisions, il doit tenir en compte la volonté de ces 63% de votants qui n’ont pas voté en sa faveur et qui seront représentés à l’Assemblée nationale par l’opposition. D’ailleurs, il n’y a presque aucun pays au monde où un gouvernement dirige un pays avec moins de 50% de la représentativité des votes. Si on est arrivé `å une situation pareille, c’est à cause du système « first past the post » et qui va à l’encontre des valeurs démocratiques.

Le gouvernement peut toujours rectifier le tir en consultant l’opposition et les citoyens avant de prendre des décisions majeures, c’est-à-dire en prônant une démocratie participative.  Mais s’il persiste à faire comme dans le passé et de prendre des décisions de façon unilatérale, si l’opacité, le népotisme, le favoritisme ou la politisation des institutions perdurent, alors notre démocratie sera malheureusement en danger.

Q : On a, d’un côté la pétition électorale de l’opposition parlementaire et de l’autre, la demande de « judicial review » de Roshi Bhadain où il réclame l’annulation de l’intégrité des résultats des dernières élections. A-t-on déjà fait face à une telle situation dans le passé ?

Des contestations, il y en a eu, mais la situation n’a jamais été aussi grave. Il y a des preuves qu’il y a eu des irrégularités comme les ‘ballot papers’ qui ont erré dans la nature, la façon dont l´‘Electoral Supervisory Commission’ (ESC) a fait l’exercice de recensement ou que les noms ont été enlevés de la liste électorale, entre autres. Ce qui a poussé une bonne partie de la population, y compris moi-même, à perdre confiance en cette institution qu’est l’ESC. D’autant qu’elle fait le jeu du gouvernement au lieu de faire preuve d’impartialité. Ce qui est très grave puisque l’ESC a un rôle extrêmement important à jouer dans le jeu démocratique d’un pays.

Q : Pensez-vous qu’il y ait la possibilité que le pays retourne aux urnes plus tôt que prévu dans l’éventualité qu’il y a un jugement favorable à l’opposition?

C’est assez difficile. Même si la cour suprême arrive à déterminer qu’il y a eu des fraudes, le processus est assez long et peut prendre des années. Ce qui nous rapprochera des prochaines échéances. Mais si cela arrive, il servira comme un précédent pour montrer qu’à l’avenir, il ne faudrait pas que le gouvernement du jour utilise les mêmes méthodes condamnables ou prendre des décisions, à l’instar du remboursement du SCBG, à la veille des élections.

Ceci dit, si on regarde ce qui s’était passé dans le cas d’Ashock Jugnauth, l’on se demande pourquoi les mêmes règles n’ont pas été appliquées dans le présent cas. Ce qui nous fait croire qu’il y a un gros problème au niveau de l’application des lois car celles-ci disent très clairement qu’on ne peut pas faire des faveurs qui pourraient affecter l’enjeu électoral et influencer les électeurs dans leur décision à la veille des élections.

Q : N’aurait-il pas été souhaitable que la cour suprême traite ce genre de cas sur un « fast track basis » ?

Absolument ! Il aurait dû être la priorité de la cour suprême. C’est toute la démocratie et l’honneur du pays qui est en jeu. Une décision aurait dû être prise le plus vite possible parce qu’on ne peut pas permettre à un gouvernement qui n’est pas vraiment légal de gérer le pays. Mais connaissant la façon dont la justice opère à Maurice, je ne pense pas que tel serait le cas. Possiblement, dans une année, tout le monde aura déjà tout oublié.

Il ne faut pas oublier que le gouvernement a, dès le départ, utilisé un ‘delaying tactic’, Pravind Jugnauth a démontré une mauvaise foi en utilisant des méthodes pas trop catholiques pour recevoir l’huissier qui avait pourtant déjà déposé la pétition chez lui. D’autres tactiques de ce genre suivront probablement dans le but de retarder le procès. En sus de ne pas faire honneur au gouvernement, cela va aussi à l’encontre de la démocratie. Le gouvernement joue un mauvais rôle mais j’espère qu’il rectifie le tir et qu’il laisse la justice faire son travail.

Q : Entretemps, le gouvernement pourra-t-il gouverner en sérénité, sachant qu’il n’a le soutien de 37% de l’électorat seulement ?

Il a malheureusement la majorité au Parlement et c’est ce qui compte. Comme je l’ai dit, le système « First Past The Post » a tout déréglé et faussé. Le gouvernement pourra donc prendre les décisions qu’il veut, même si l’opposition s’y oppose. L’autre gros problème qu’il y a avec la constitution, c’est qu’elle permet des transfuges. Si le gouvernement du jour est là, c’est grâce à des transfuges. Personnellement, je suis carrément contre le transfugisme car c’est un déni de la démocratie. Si quelqu’un « cross the floor » pour des raisons idéologiques, cela se comprend. Mais la plupart des transfuges le font pour leurs avantages personnels alors que le gouvernement l’encourage, lui, pour sa survie politique. Cela m’étonne que la population mauricienne puisse voter pour des transfuges lors d’une élection. Peut-être ne réalisent-ils pas les enjeux et les implications ? Je pense que le transfugisme aurait dû être banni par la loi car il fausse le jeu démocratique.

Q : N’est-ce pas justement pour les raisons que vous venez de citer qu’il n’y a pas eu de réforme électorale à Maurice jusqu’à maintenant ?

Certainement! Le système électoral actuel a arrangé les gouvernements successifs. Raison pour laquelle ils ne le changent pas. Le « Best Loser System » (BLS) est dépassé, tout comme le « First Past The Post ». Il faut une dose de proportionnelle pour assurer que le nombre de votes correspond à la représentativité au Parlement.

Il y a eu des dégâts dans le passé et cela va perdurer avec ce gouvernement qui a plus de représentants au Parlement que le nombre de votes qu’il a eu. Les grands perdants seront les 63% de citoyens qui pourront dire adieu à leurs idées et leurs opinions qui ne compteront pas. Ce qui est malheureux. Dans une démocratie qui se respecte, il faut que 100% des citoyens soient entendus.

La façon dont les nominations à la tête des institutions sont faites nous donne déjà une idée de la direction que prend le gouvernement. Il ne fait que caser ses proches. Récemment, j’ai entendu dire que le gouvernement mène une enquête pour savoir qui a voté pour qui. Si cela s’avère, c’est extrêmement grave. Il est primordial que les partis de l’opposition et les forces vives du pays se mettent debout pour dire non à ce genre de dérives.

Q : Un soulèvement populaire est-il possible à Maurice ? Y a-t-il une telle prise de conscience parmi la population ?

Il n’y en a peut-être pas assez pour les pousser à descendre dans les rues comme en Tunisie, Algérie, Soudan ou en France. Les Mauriciens n’ont malheureusement pas encore développé cette culture de descendre dans la rue pour revendiquer leurs droits. J’espère qu’avec le temps, les Mauriciens prendront conscience de l’importance de leur participation dans les affaires du pays. Mais cela dépend aussi de la qualité de l’éducation dispensée à l’école. Ici, le programme scolaire ne comporte rien sur la citoyenneté ou la démocratie, entre autres.

Q : Quel sera l’impact de la politisation des institutions, que vous avez évoquée plus tôt, sur notre démocratie, sachant que les élections municipales et villageoises sont derrière la porte ?

L’impact sera très grave. Notre pays fonctionne grâce aux institutions comme la présidence, le Speaker, les bureaux du Chef Juge, du directeur de l’ICAC ou encore du Commissaire de police. Ce sont des institutions clés sur qui reposent la démocratie, l’économie et les enjeux sociaux. Si des personnes compétentes ne sont pas nommées à la tête de ces institutions, s’il n’y a que des ‘yes men’, des lèches-bottes et des ‘roders bouttes’ qui ne songent qu’à plaire au Premier ministre, nous serons dans une situation critique. Trop souvent, ceux qui ont fait preuve de compétence, d’impartialité, d’intégrité et de capacité sont mis à l’écart au profit d’anciens politiciens ou d’agents politiques qui n’ont pas vraiment les compétences voulues. Finalement, c’est le pays qui souffre.

Q : Quelles devraient être les priorités de ce nouveau mandat de Pravind Jugnauth, selon vous ?

Il y a un nombre incroyable de problèmes dans le pays. Sur le plan économique, les défis sont l’accroissement de la production agricole pour aider les petits planteurs et les pêcheurs que nous avons négligés, l’exploitation de l’économie bleue, la révision du taux de croissance, de la dette publique et de la balance commerciale, la réduction du taux de chômage, l’adoption des énergies renouvelables, la réduction des gaspillages et la restructuration des PMEs notamment en terme d’organisation, de financement et de facilités. D’autres problèmes comme la corruption et la drogue doivent aussi être adressés. La politisation des institutions doit aussi cesser.

Les plus grands problèmes sur le plan social demeurent la pauvreté, la violence domestique, le ‘law and order’, les jeux du hasard et la drogue. Il faudra trouver des solutions pour les adresser. Idem pour les problèmes environnementaux. Les embouteillages, accentués en raisons des travaux du Metro Express, nous coûtent approximativement Rs 6 à Rs 7 milliards / par an. Le nombre alarmant d’accidents routiers, la gestion des déchets et les risques liés au changement climatique devront également être abordés.

Finalement, il faut une réforme du système éducatif. Notre système actuel est périmé. En Finlande par exemple, il n’y a pas d’examens avant l’âge de 16 ans. Il y a bien sûr un mode de suivi et d’évaluation, mais pas d’examens. Ici cependant, dès le grade 1, l’enfant est confronté à des examens. D’ailleurs, les qualités, les aptitudes, la façon de pensée, le comportement, la capacité de faire un projet ou de résoudre un problème ne sont pas pris en considération durant ces examens. Les enfants ont tous des aptitudes différentes et ne peuvent pas être traités de la même façon. La formule « one size fits all » ne peut pas être appliquée. Il faut qu’il y a des ‘curriculums’ qui sont adaptés aux besoins des enfants. Personne ne doit échouer. Il faudra donc tout revoir.

Q : Souhaitez-vous que ces problèmes soient adressés dans le discours programme qui sera lu ce vendredi ?

C’est mon souhait le plus sincère, mais je suis assez sceptique, surtout quand je regarde la façon dont le gouvernement a démarré son nouveau mandat, avec ses premières nominations et les absences du Premier ministre du pays. Je souhaite vivement cependant que ces problématiques soient adressées. Il faut trouver des solutions, mais aussi consulter les citoyens et les forces vives pour avoir leurs opinions et suggestions. Je souhaite aussi que tous les ministères organisent des assises comme celles tenues sur l’environnement et pendant lesquelles il y a eu énormément de suggestions intéressantes. J’espère seulement que le ministre de tutelle aura la liberté et les coudées franches pour résister aux lobbies et les mettre en application.