Par Dr Khalil ELAHEE

 J’aurais préféré de ne pas me prononcer sur la politique énergétique de notre pays. Sans doute, j’ai beaucoup plus à perdre qu’à gagner en m’engageant sur la question. De toute façon, je ne pense que je peux changer les choses. Pire, certains lobbies ne manqueront pas à instrumentaliser ma position pour faire avancer leurs intérêts.  Mais la situation est grave et le silence ne m’est pas permis.

Post-CT Power

Certains pensaient  qu’après le projet  CT Power, il n’y aurait rien à dire. Mais il suffit de faire un bilan trois ans après le Sommet de Paris, ne serait-ce sur les émissions de gaz à effet de serre, pour nous rappeler à quel point nous sommes loin de nos engagements. Aujourd’hui,  le Liquefied Natural Gas ( LNG, gaz naturel liquéfié) pose une menace de ‘lock-in’ tout aussi sérieuse, et beaucoup plus pernicieuse, que celle que représentait le charbon. Un ‘lock-in’ charbon aurait affecté le secteur électrique uniquement,  mais le recours au LNG implique que les secteurs du port et  du transport aussi devront être de la partie.

Puisque notre demande électrique maximale aux heures de pointe ne dépasse pas les 500 MW, il n’y a pas de masse critique pour utiliser le LNG de manière fiable. Les consultants étrangers engagés par les autorités confirmeront cela. Il est insensé de chercher à gonfler la demande, ce  serait contraire aux exigences du développement durable et du combat contre le changement climatique. L’efficacité énergétique comme les économies d’énergie doivent restées des priorités pour tant de raisons.

La décision de faire du port un centre de bunkering pour le LNG afin de créer une masse critique est incompréhensible. D’abord très peu de vaisseaux utilisent ce carburant et si l’idée est de servir comme un point de stockage et d’exportation, l’investissement augmentera davantage sans oublier les risques écologiques pour une petite ile à vocation touristique. Les deux cartes ci-jointes sont plus qu’évidentes : nous sommes loin des pays fournisseurs de LNG et aussi des pays qui en demandent en Asie et au Moyen Orient, par exemple.

Transport

Se tourner vers le  transport routier local  afin de créer cette masse critique nécessaire pour faire du LNG une option fiable est également aberrant.  Il faut savoir que c’est à une conversion au CNG (Compressed Naturel Gas, gaz naturel comprimé) qu’il faudra songer et à tout ce que cela implique pour nos véhicules actuels qui roulent au diesel et à l’essence. Sans oublier qu’il faudra concilier  LNG, parc automobile  et… Metro Express.

Nous renvoyons les lecteurs à se référer sur internet au verdict de la Federal Energy Regulatory Commission sur le projet LNG de Jordan Cove aux USA en 2016 pour comprendre la complexité, non seulement technique mais aussi macro-économique, sociale et environnementale de telles initiatives. La Commission y qualifie de ‘spéculation’ l’espoir des promoteurs de voir leur projet  attirer d’éventuels utilisateurs. Chez nous,  investir maintenant dans de nouvelles turbines à gaz onéreuses  qui rouleront ‘un jour’ au LNG s’apparente à la même spéculation. Qu’adviendra-t-il si demain le projet de LNG est retardé, voire abandonné ? Sans oublier que les coûts d’opération au ‘light diesel’, toujours une source d’énergie polluante et de gaz à effet de serre, ne cesseront de grimper. On joue avec notre sécurité énergétique. Que ferons-nous s’il y a un conflit au Proche Orient ou si notre approvisionnement  est affecté par des intempéries si fréquentes aujourd’hui avec le changement climatique ?

Conclusion

N’oublions pas que le recours au LNG requiert  la conversion du gaz en liquide, le stockage et la reconversion, et que tout cela a besoin de l’investissement dans une technologie comme dans  un savoir-faire que nous ne maîtrisons pas. Pourquoi nous lancer dans cette direction alors que nous avons les ressources naturelles et renouvelables comme le soleil, le vent, la mer,   les déchets et la  canne ? Pourquoi ne pas répondre à la détresse des petits planteurs d’un côté  et de nos innovateurs industriels de l’autre qui visent un leadership mondial dans des  domaines comme la cogénération, la bio-raffinerie et le ‘flexifactory’ ou encore des smart ‘minigrids’? Ce sont là des projets que nous pouvons répliquer en Afrique et ailleurs.  Alors que le monde entier connait une explosion phénoménale dans les énergies renouvelables, ici, sauf pour quelques photovoltaïques, beaucoup reste à faire. Si pour la sixième année consécutive l’investissement mondial en capacité d’énergies renouvelables a dépassé celui effectué dans les énergies conventionnelles (nucléaires et fossiles ensembles), nous prendrons carrément une orientation politique opposée avec le LNG. Sans oublier que c’est un facteur qui pollue l’environnement et contribue au changement climatique.

Il nous faut une vision holistique de notre avenir. Il nous faut un souci de cohérence. Si nous parlions, hier, de charbon noir et de charbon blanc, aujourd’hui le LNG est l’affaire de puissants lobbies qui n’annoncent pas leurs couleurs. Les anti-LNG peuvent aussi être ceux qui n’ont que leurs ‘vested interests’ en tête. Face à ces dangers, il faut une gouvernance énergétique qui soit éthiquement propre, déterminée à concilier deux finalités: la survie socio-économique de secteurs vitaux au pays comme la canne, le transport, le port, l’industrie, les petites entreprises ou le tourisme et la réponse  face au changement climatique qu’il convient d’un état insulaire qui en est vulnérable. Au moment où les contrats des  IPPs arrivent à terme et nous  devons penser à l’après-charbon, au lieu de prolonger en catimini l’opération de vieilles centrales ou nous tourner irrationnellement vers le LNG, il serait temps de convoquer les premières assises nationales de notre pays sur notre avenir énergétique durable à l’horizon 2050.