Dev Jokhoo, ancien patron du NSS : « Le vrai ‘conspiracy’, s’il y en a eu, l’a été au sommet de l’État »

  • « Comment un CP contractuel peut-il ‘deliver’ à la nation quand il est à la solde du Premier ministre ? »

 

Ouf de soulagement pour l’ancien patron du National Security Service (NSS), Dev Jokhoo, finalement libéré du boulet Roches-Noires. N’empêche que cet épisode lui est resté à travers de la gorge. Dans l’entretien qui suit, Dev Jokhoo revient sur toute cette histoire qui a bouleversé sa vie et sa carrière…

 

Zahirah RADHA

 

Q : Après quatre ans et demi, la cour a finalement prononcé un non-lieu dans l’affaire Roches-Noires dans laquelle vous avez été poursuivi pour complot. Quel sentiment vous anime maintenant que cette histoire est derrière vous ?

Je me sens extrêmement soulagé. Dès le début, soit le jour de mon arrestation, j’avais dit que je fais entièrement confiance à la justice du pays. C’est la seule institution qui demeure neutre, surtout en ce moment-ci. Le résultat est là et il a été prouvé que je n’ai pas fauté.

Q : Cela a dû être une étape très difficile sans doute…

Tout à fait ! On m’a fui comme la peste partout où j’allais par crainte d’être vu à mes côtés. Mais au moins j’ai su qui sont réellement mes amis.

Mais je dois faire ressortir les nombreuses irrégularités qu’il y a eu durant toute cette affaire. J’ai d’abord été arrêté un 14 janvier, soit le jour du Sankranti. J’ai été détenu avant d’être libéré sous caution le lendemain. Pour des cas bien plus graves, nommément de meurtre ou des affaires de drogues, des accusés sont libérés contre des cautions de Rs 5 000. Dans mon cas, j’ai dû fournir une caution de Rs 100 000 ainsi qu’une reconnaissance de dette de Rs 500 000. Ce qui n’est guère facile, mais heureusement que ma fille ait pu faire le nécessaire pour me faire libérer.

Ce n’est pas tout. On m’a d’abord traîné en cour de Mapou à Pamplemousses. Puisque le ‘main case’ n’avait pas encore été logé un an plus tard, j’avais fait une motion pour que la charge provisoire soit rayée. C’est à ce moment que j’ai été informé qu’elle le serait incessamment. Entretemps, le DPP avait apparemment demandé une clarification. Ainsi, Gooljaury a été appelé à donner un ‘statement’, non pas au CCID, mais à son bureau à Quatre Bornes. Ce qui est très irrégulier.

C’est le 28 mars 2016 que le ‘main case’ a finalement été logé en cour intermédiaire. Tout au long du procès, l’affaire a été renvoyée pour diverses raisons, dont l’absence des avocats, mais aussi des magistrats sans que ces derniers ne soient remplacés. Pire, un représentant du PMO est même venu pour déposer en cour sans que la poursuite n’en soit au courant. Du jamais vu ! Ce n’est qu’après avoir été interrogé par Gavin Glover qu’il a révélé que c’est le ‘Secretary to Cabinet’, soit Nayen Koomar Ballah qui l’a envoyé après l’avoir briefé sur ce qu’il devait dire. Imaginez-vous ?! Quand la poursuite a enfin réalisé qu’elle perdrait l’affaire, elle a, à la surprise générale, clos la cause de la poursuite sans que les témoins ne soient soumis à un ‘cross examination’. Ce qui a alors poussé notre avocat, Gavin Glover, à loger la motion de « no case to answer ».

Q : Vous vous êtes retrouvé dans le box des accusés alors que vous avez été un haut cadre de la force policière. N’est-ce pas une ironie ?

Je suis très chagrin pour la force policière. J’ai travaillé, tout au long de ma carrière, dans presque toutes les unités de la police, à l’exception de la ‘police band’ et du ‘National Coast Guard’. Moi, je préférais laisser partir neuf accusés au lieu de pénaliser un innocent. It was not my policy to screw or grill somebody. Si jamais j’éprouvais que j’allais perdre contre quelqu’un, je le laissais partir, sachant que je pourrais mieux l’épingler par la suite. Je m’enorgueillis d’ailleurs du fait qu’aucun de mes cas n’a été rayé en cour, même pas pour une contravention ! Malheureusement, la police est maintenant tombée bien bas.

Q : Avez-vous le sentiment d’avoir été victime d’une vendetta ?

Je suis victime d’un ‘collateral damage’. Ils ciblaient principalement Navin Ramgoolam. En tant que fonctionnaire, j’aurais peut-être pu les soutenir s’il y avait un cas justifié contre l’ancien Premier ministre. Mais en raison du rang que j’occupais comme ‘Deputy Commissionner of Police’ (DCP), ils ont cru que je serais un « spoke in their wheels » puisqu’ils pensaient que je lui avais juré fidélité et qu’ainsi ils ne pourraient pas loger une douzaine de procès contre Navin Ramgoolam. Ils m’ont alors neutralisé en m’entraînant dans cette affaire ensemble avec Navin Ramgoolam. Le vrai ‘conspiracy’, s’il y en a eu, l’a été au sommet de l’État. Il y a beaucoup de choses qui se sont passées que moi je sais…

Q : En d’autres mots ?

En d’autres mots, si j’avais pris la place de Rakesh Gooljaury, ils n’auraient pas eu besoin de ce dernier. J’aurais été plus crédible que lui. J’avais d’ailleurs été approché…

Q : Par qui ?

Le ministre Mentor, qui était alors Premier ministre, m’avait convoqué à son bureau et il avait évoqué certaines choses. J’avais pu lire entre les lignes et je les ai beaucoup compris. J’ai tenté de l’expliquer…

Q : Qu’avez-vous compris ?

Vous savez, j’ai toujours dit à ceux qui travaillaient avec moi qu’ils devaient leur fidélité et leur allégeance au gouvernement du jour et non à une personne spécifique, c’est-à-dire au Premier ministre. Je peux fièrement dire que je n’ai jamais soutiré des colleurs d’affiches. D’ailleurs, quand j’avais pris les responsabilités du ‘National Security Service’, j’avais maintenu tous les effectifs à leur place. Pourtant, ils y avaient été installés durant le mandat du MSM-MMM. Je leur ai parlé et j’ai leur ai acquis à ma cause. On les a, par la suite, taxés de « Jokhoo boys » et on les a transférés ailleurs. Mais allégeance au gouvernement du jour ne veut pas dire que je dévie de mes principes.

Q : Il paraît que vous avez déjà fait les frais du gouvernement Jugnauth dans le passé. Pourquoi cet acharnement contre vous ?

Mon père avait été un fervent agent du PTr. Il était l’un des sponsors de la candidature de Navin Ramgoolam, que celui-ci considérait d’ailleurs comme sa coquille bonheur. Mon père avait été candidat indépendant lors des élections du 15 septembre 1991 afin d’avoir accès dans les centres de vote. En raison de sa popularité, et aussi parce que son nom figurait à la troisième place après les deux candidats de l’alliance MSM-MMM, le Dr Jhurry et Prem Koonjoo sur le bulletin de vote, il avait recueilli le plus grand nombre de votes en tant que candidat indépendant à Maurice. Cela avait parallèlement provoqué la chute du troisième candidat de l’alliance MSM-MMM, Sunjiv Soyjaudah. Une défaite que les dirigeants de celle-ci anticipaient puisqu’ils avaient demandé à mon père de retirer sa candidature. Ce qu’il a refusé de faire pour des raisons évidentes.

Un jour après la proclamation des résultats, soit le 17 septembre, j’ai été transféré du bureau du Commissaire de police pour atterrir au poste de police de Médine Camp de Masque. Mon frère, qui était lui affecté à l’ADSU de Port-Louis, a été transféré à Rivière Noire. Un autre de mes frères, qui était ‘Fire Officer’ à Piton, a été parachuté à Forest-Side. Les administrateurs vous diront que ces transferts sont courants mais étaient-ils une simple coïncidence que nous soyons tous les trois transférés le même jour juste après ces élections ? La couleur politique de mon papa nous a coûté cher même si nous n’avions aucun contrôle sur lui. J’ai aussi été privé d’un cours de formation en France alors que toutes les démarches administratives avaient été complétées et qu’il ne me restait qu’à prendre mon vol.

Q : Si on revient sur l’affaire Roches-Noires, qu’est-ce qui s’est passé exactement cette nuit-là ?

J’ai tout dit durant mon interrogatoire à la police, bien que j’eus constaté qu’un ‘standard questionnaire’ avait été préparé pour moi et Ramparsad Sooroojbally. Il y avait des questions, qui ne relevaient plus que des suppositions, qui n’étaient pas applicables dans mon cas mais qu’on m’a quand même posées.

Ce soir-là, j’avais reçu un appel téléphonique du Premier ministre au beau milieu de la nuit, me disant simplement qu’un voleur s’était introduit dans son campement. Je m’y suis rendu tout de suite. C’était Gooljaury qui était venu ouvrir la porte. Il m’a alors dirigé vers Navin Ramgoolam qui a demandé à ce dernier de m’expliquer ce qui s’est passé. J’ai par la suite demandé à l’ancien Premier ministre de quitter les lieux puisqu’ayant déjà travaillé à Flacq, je savais qu’il y avait un « no man’s land », qui était envahi par des squatters, tout près de son campement. Suivant mes conseils, Navin Ramgoolam a donné des instructions pour vider les lieux. C’est à ce moment que j’ai vu Nandanee Soornack sortir avec sa valise. Gooljaury les a pris dans une voiture avant de partir.

Je dois faire ressortir qu’en tant que directeur général du NSS, je n’étais pas redevable envers le Commissaire de police, contrairement aux autres DCP, mais directement au Premier ministre. Si celui-ci m’a appelé, il fallait que je m’y rende. En 1989 d’ailleurs, le directeur général d’alors du NSS, Buramdoyal, avait été viré dans les deux jours suivant l’attentat sur le PM d’alors à Grand-Bassin parce qu’il ne s’y était pas rendu. J’avais donc l’obligation d’y aller. Cependant, je n’y vais pas pour y faire une enquête mais plutôt pour des raisons de sécurité.

Une fois que le Premier ministre avait quitté le lieu, l’affaire était close pour moi. C’est au Premier ministre de décider s’il veut rapporter l’affaire à la police ou pas. Mais puisque je m’y étais rendu, j’ai informé, le lendemain matin, le Commissaire de police et le ‘National Security Adviser’. Ce dernier m’ayant dit qu’il voulait visiter le lieu, je lui ai donné les informations nécessaires. J’ai par la suite appris qu’il a dit que je ne l’avais pas informé. Néanmoins, quand mes factures de téléphone ont été présentées en cour, il a été prouvé que je l’avais effectivement appelé.

Le ‘Security Adviser’ s’était d’ailleurs rendu sur place le lendemain, tout comme moi. Afin de revoir la sécurité des lieux. Nous avons attendu que les autres unités de la police, dont la CID et le SOCO, partent avant que nous fassions notre part du travail. On avait ainsi décidé de sécuriser les lieux en y mettant du « barbed wire ». Le Premier ministre, il faut le souligner, est éligible à une sécurité renforcée. La sécurité de son campement devait ainsi tomber sous la responsabilité de la police. Raison pour laquelle le campement de SAJ a toujours été surveillé par la police. Or, Navin Ramgoolam avait confié la sécurité de son campement à une compagnie privée. On a donc recherché son aval avant d’aller de l’avant avec nos travaux.

Mais encore une fois Gooljaury a dit par la suite qu’il était monté dans ma voiture et que quelqu’un d’autre avait conduit la sienne alors que ce dernier n’avait même pas de ‘learner’ à cette époque. Il a emmené un témoin de complaisance pour soutenir ses mensonges. Je n’étais pas assis à ses côtés quand il a donné son statement ni ne l’ai-je dicté. Comment pouvait-on donc m’accuser de ‘conspiracy’ ?

Q : Connaissiez-vous Gooljaury avant cet incident ?

Non. Je l’avais vu pour la première fois le soir de cet incident. Idem pour Mme. Soornack.

Q : Changeons de registre. Est-ce le rôle d’un officier du NSS de surveiller les mouvements des adversaires politiques du gouvernement, comme celui-ci qui était posté à proximité du bureau de Navin Ramgoolam ?

Non, au contraire ! Quand la NIU avait changé d’appellation pour devenir le NSS, la ‘Police Act’ avait été amendée pour spécifier que le NSS ne devrait pas « take or trail » qui que ce soit en raison de ses couleurs politiques. Au cas contraire, c’est une ‘criminal offence’. Je ne comprends donc pas pourquoi ils l’ont fait dans ce cas. J’ai cru comprendre que c’est le ministre Callychurn qui a donné des instructions pour qu’on surveille le bureau de Navin Ramgoolam afin de connaître l’identité de ceux du no. 5 qui vont à sa rencontre.

Q : Comment évaluez-vous la situation actuelle du law and order ?

C’est une catastrophe. La plus grande erreur que le gouvernement ait faite, c’est de permettre à la police de se syndiquer. La Fédération de la police suffisait pour régler les problèmes de celle-ci. Aujourd’hui, Boojhawon, qui est comme un ‘headless chicken’, n’aurait pas pu dire du n’importe quoi. Le ‘top brass’ de la police ne compte désormais que des officiers militaires et des ‘cadet officers’. Or, si un policier n’a pas pris une contravention ou qui ne s’est pas présenté en cour pour un ‘cross examination’, vous ne pourrez jamais devenir  un bon ‘police officer’ car vous serez embêtés par les policiers. C’est ce qui se passe actuellement. Il y a trop de ‘cadet officers’ qui ne procèdent que par ‘trial and error’. Au rythme où va la force policière, dans dix ans, je devrais cacher tous mes albums de photos car j’aurais honte de dire à mes enfants que j’étais un policier. Actuellement, les administrateurs de la force policière n’ont pas de solutions aux problèmes mais ils sont, au contraire, eux-mêmes un problème pour les solutions. Le ‘middle management’ a échoué lamentablement dans leur tâche.

Q : Comment interprétez-vous le renouvellement du contrat de Mario Nobin ?

C’était inévitable. Mais comment un contractuel peut-il ‘deliver’ à la nation quand il est à la solde du Premier ministre ? Personnellement, j’ai des doutes.

Q : Que faire pour redresser la situation ?

Il faut un ‘overhauling’ de la force policière. L’exercice de recrutement lui-même doit être revu. On ne peut pas demander à quelqu’un de remplir son formulaire d’application après l’exercice de ‘measurements’. L’application doit précéder toutes les différentes étapes. Pire, on laisse aux nouvelles recrues la possibilité de choisir dans quelle unité elles veulent travailler alors que le ‘posting’ devrait être la prérogative de l’administration. Il faut donc tout revoir de fond en comble.