Charges provisoires :- 14 728 arrestations depuis janvier 2015

Ce système est appelé une «aberration»  par plusieurs hommes de loi et même «bizarre » par la presse internationale.  Plusieurs fois décrié, ce système judiciaire n’a pas beaucoup de partisans, de plus que certaines personnes vont jusqu’à dire que c’est une atteinte aux droits humains.  Les gouvernements successifs se sont exprimés sur le sujet, et à maintes reprises nous avons entendus que la loi sera amendée bientôt pour introduire des garde-fous afin d’éviter des abus de la police. L’année 2016 tire bientôt à sa fin dans quelques semaines et ce n’est pas pour autant que les arrestations arbitraires ont cessé et quid des amendements…  Ils se font toujours attendre.

Marwan Dawood

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Entre janvier 2015 et juin 2016, il y a eu 14 728 arrestations sous une charge provisoire.  Des 14 728 personnes arrêtées, seulement 9 511 ont été poursuivies.  Il y a eu 5 217 cas renvoyés par la cour, parmi il y a eu 4 211 autres qui ont fait l’objet d’enquête et les «main charges » ont été logées directement.  Il y a, 976 cas qui ont été rayés pour diverses raisons, tandis que dans 334 cas, le Directeur des poursuites publiques  a avisé de ne pas aller de l’avant.  Dans 22 cas, les accusés sont décédés, pendant que dans 16 autres cas, les charges provisoires ont été transférées à une autre cour en raison du lieu où le délit a été commis.   De même, dans 104 cas, c’étaient des étrangers ayant séjourné sur le territoire mauricien sans permis, lesquels ont été rapatriés vers leurs pays respectifs.  Et enfin il y a 500  cas où les «main charges »  n’ont pas été logées dans les délais prescrits.

Ce système judiciaire, appelé la charge provisoire, est assez unique en son genre.  L’île Maurice est l’un des rares pays au monde où la police se base uniquement sur des allégations pour procéder à des arrestations.  Il est important de le dire que ce système à controverse, ne figure dans aucune loi.  Les débats sur ce système reviennent au-devant de la scène à chaque fois qu’une personne est arrêtée et traduite en cour avant même le début de l’enquête.

Plusieurs questions au PM

Les débats ne se tiennent  pas uniquement dans la presse où sur les radios mais au Parlement aussi.  Le 14 juin dernier, le Premier ministre a dû répondre à plusieurs questions sur les charges provisoires venant de plusieurs membres de l’opposition.  Dans une des questions, le député du MMM, Reza Uteem, avait interpellé le Premier ministre sur les 334 cas auxquels le DPP n’avait pas donné suite.  «…there is around 334 cases where the DPP recommended no further action. Earlier in a PNQ, the Rt.hon. Primer Minister said that he, himself, directed the Commissioner of Police to seek  charges. So, may I know from the Rt. hon. Prime Minister whether this practice is applicable to all criminals or is this reserved to only members of his Govenment ? »  Dans sa réponse, le Premier ministre devait répondre que les cas diffèrent, dépendant du délit, « on ne peut laisser partir n’importe quel criminel. »

Amélioration de la loi

Reza-Uteem

Le volet des droits humains est aussi plusieurs fois cité pour décrier cette pratique.  Toujours pendant les échanges entre sir Anerood Jugnauth et Reza Uteem, le député mauve allait intervenir sur le «traumatisme » causé par des arrestations sous les charges provisoires, tout en s’appuyant sur la «stigmatisation »  qui affecte les victimes.  Reza Uteem s’est aussi attardé sur les cas de fausses dénonciations et propose une amélioration de la loi. Sir Anerood Jugnauth avait alors repondu : « The police will have to use its discretion weighing the nature of the case, the evidence available and they must act accordingly. We can’t make rigid and fast rules on this. » C’est ainsi que le Premier ministre avait déclaré qu’il étudiera la proposition et que la loi sera revue en introduisant plusieurs «garde-fous » pour éviter des abus.  Le Premier ministre avait aussi dit que des investigations seront recommandées avant toute charge provisoire. « Appropriate safeguards will be introduced in the PACE Bill. These would include prescribing the circumstances in which Police officers may without warrant arrest persons as well as prohibiting Police officers from arresting a third party unless they have carried out the necessary investigations and are satisfied that the prescribed grounds for arresting a person without warrant are met. »

Toujours pendant cette séance de question-réponse, le leader de l’opposition devait intervenir pour faire ressortir que les charges provisoires sont perçues de manière très «négative » par le public et que souvent il y a des «abus » de la part des policiers.  Paul Bérenger a alors demandé au Premier ministre de discuter avec le commissaire de police au sujet des arrestations, « il faut revoir cela car l’utilisation abusive des menottes contribue à l’humiliation des suspects. »  Le Premier ministre avait alors répondu que c’est la police qui décide en fonction du type de délit.

Dépassés ?

La charge provisoire date des années 70.  Elle est apparue juste après l’indépendance, à un moment où le pays venait de traverser une période rongée par des bagarres raciales.  Ce procédé permettait aux forces de l’ordre d’effectuer des descentes lors d’attroupements et d’arrêter ceux qui refusaient de vider les lieux.  Quelques années plus tard, soit dans les années 80, le pays sera gravement touché par le fléau de la drogue, ce système a une nouvelle fois aidé les policiers qui faisaient toujours les arrestations sur la base des informations.

Oui au changement mais quand ?

Le Premier ministre en avait fait mention alors qu’il assistait à une cérémonie en compagnie des membres de la force policière.  C’est à cette époque qu’il avait parlé de l’arrivée de la Police and Criminal Evidence Act. Ce projet de loi avait pour but de moderniser le système judiciaire et la force policière tout en revoyant le fonctionnement de celle-ci.  Cette nouvelle loi devra déterminer exactement les différents types de preuves grâce auxquelles une charge pourra être émise.  De ce fait, une série de conditions, y compris l’obtention de preuves concrètes, devront être satisfaites avant que les procédures ne soient enclenchées et que l’on procède à une arrestation.  Cela aura pour résultat qu’aucune arrestation ne pourra ainsi être faite sur la base de simples allégations.

Cette nouvelle loi fera que la présente méthode utilisée pour émettre des charges provisoires va disparaître.  Du reste, la récolte de preuves se fera sous un contrôle étroit.  Les preuves jugées «injustes », soit obtenues de force, soit à travers le non-respect du droit des suspects, ne pourront être produites en cour.  Dans cette ligné, l’ancien gouvernement  avait fait passer en première lecture au Parlement, un projet de loi qui ressemble au nouveau projet de loi proposé par le l’actuel Premier ministre.  Ce projet de loi visait à une refonte de la force policière, mais l’idée a cependant été abandonnée.

Comme mentionné plus haut, les gouvernements qui se sont succédé ont maintes fois parlé de l’introduction d’une Police and Criminal Act. Mais le projet de loi se fait toujours attendre et l’attente est palpable.  Cependant, il y a cinq légistes qui  travaillent sur l’élaboration d’une première ébauche. Cette dernière sera par la suite revue par des consultants indépendants. Après les consultations où les forces et faiblesses seront répertoriées et corrigées, nous pourrions dire que oui, le projet prend vie et sera soumis à une première lecture au Parlement.  Mais ces procédures sont longues.

Le cas Ish Sookun

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Ce cas avait fait le chou gras de la presse et été sur les lèvres de tout le monde en début d’année.  Un jeune informaticien était arrêté et détenu en cellule pendant plusieurs jours avant d’être finalement traduit en justice. Ce jeune informaticien, Ish Sookun, est l’un des cas les plus révoltants d’arrestations sur une base de «reasonable suspicion ».  L’affaire éclata après que la police a reçu des menaces d’une attaque terroriste sur le territoire mauricien.  La police n’a pas hésité à procéder à une arrestation sur la base de présomptions et à demander le maintien en détention sans fournir à la cour de prima facie evidence. De surcroît, la législation anti-terroriste est utilisé par la police pour justifier l’incarcération et refuser la libération conditionnelle à deux simples citoyens sans aucune appartenance ni idéologie djihadistes.

À l’époque deux regroupements étaient montés au créneau. Le Parlement Populaire par l’entremise de Catherine Boudet et l’ONG Dis-Moi sous la charge de Lindley Couronne avaient tous deux fustigé la pratique d’usage de la charge provisoire.  Dans un communiqué, on pouvait lire : « Le système de la charge provisoire confère donc un immense pouvoir à la police, qui n’hésite pas à s’en servir sans prendre la peine de collecter des preuves avant de procéder aux arrestations et sans considération aucune pour les préjudices causés. Il en résulte des abus flagrants de l’incarcération et, conséquemment, des violations répétitives des droits humains. Malgré le changement de gouvernement, des citoyens continuent d’être victimes de ce fonctionnement arbitraire et inique qui n’est pas en conformité avec ce qu’on peut attendre d’un État de droit.»

Charges rayées

Finalement le 29 mars 2016, les charges contre Ish Sookun seront finalement rayées en cour de Curepipe. À sa sortie du tribunal, Ish Sookun avait déclaré ceci : «La police n’avait pas présenté de preuves contre moi. La seule preuve serait une accusation faite contre moi et je ne connais ni l’auteur, ni le contenu.  Je suis désormais un homme libre mais les policiers qui n’ont pas respecté les procédures et qui m’ont arrêté sans raison apparente devront rendre des comptes […] Cette affaire ne m’a pas seulement affecté, elle a aussi affecté ma famille, mes amis et mon employeur. Il faut à présent que les responsables répondent de leurs actes. S’ils agissent de cette façon, plusieurs personnes souffriront. C’est un danger pour la démocratie. » 

Pour réclamer justice, le jeune informaticien a fait une réclamation de dommages d’une valeur de Rs 50 millions à l’État, au Commissaire de police Mario Nobin, à l’assistant surintendant de police Dawoodharry, à l’inspecteur Robin Bundhoo et au Directeur des poursuites publiques, Me Satyajit Boolell.

La charge provisoire une «bizarrerie» 

La justice mauricienne a été sujette à plusieurs commentaires dans la presse internationale.  «Un système légal bizarre », ce sont les termes utilisés par Times Live, un journal en ligne sud-africain.  C’est à la suite du meurtre de Lee Ann Palmarozza en 2014 et de l’arrestation provisoire de son compagnon Peter Roberts.  Times Live compare le système de charge provisoire, qui permet d’accuser provisoirement un suspect en attendant la fin de l’enquête policière, aux lois sur les «detentions without trial », votée durant l’apartheid au pays de Mandela.  « Cela permet à la police de l’île de détenir des suspects pendant de longues périodes sans qu’ils ne soient formellement accusés », explique le journal en ligne.  De plus, l’homme de loi de Peter Roberts, Roberts Amsterdam, qui est présenté comme un spécialiste international des droits de l’homme, a dit dans une déclaration à Times Live, qu’il n’avait jamais vu une telle pratique, même dans les pays comme la Russie, le Nigeria ou le Venezuela.

Plusieurs charges rayées semaine après semaines

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Navin Ramgoolam, Ish Sookun, Bruno Dumazel, Anil Baichoo, l’inspecteur Moorooghen, ne sont que quelques exemples de charge provisoire rayées en cour.  Ces «revers » en cour pour la police interpellent. N’est-il pas temps de changer la façon de procéder de la police pour les arrestations arbitraires ?  Nous avons posé la question à l’homme de loi, Neilkanth Dulloo.

Selon l’avocat, la charge provisoire n’est pas une loi connue dans notre Constitution. N’empêche qu’il trouve normal que la police fait l’usage de cette option pour éviter que le suspect interfère avec un témoin ou même qu’il essaie de se sauver. En outre, il précise que c’est aussi pour garder l’intégrité d’une enquête. De nos jours, la charge provisoire est utile, mais il peut y avoir quelques bémols,  «une charge provisoire ne doit pas être une charge politique ou socialiste», soutient-il.

La charge provisoire pourrait aussi être une option abusive.”Capave donne la police trop pouvoirs, zot bizin pas agir coma ène sans scrupule”. Mais, d’autre part, il continue dans sa thèse, précisant que les personnes qui sont accusées de crimes tels que viol, meurtre, trafic de drogue ou corruption doivent être mises sous une charge provisoire jusqu’à ce que l’enquête révèle le contraire.

Il existe  un moyen de ne pas faire usage de cette charge, c’est d’appliquer la Police & Crime Evidence Act.  Il ajoute qu’il faudrait peut-être changer de système puisque nous agissons selon la loi du Royaume-Uni.

Une conférence de presse prévue pour déterminer les amalgames sur ce système

Une conférence de presse organisée par la Middle Temple Association aura lieu le vendredi 18 novembre à la Municipalité de Port-Louis à  l’intention des ‘ Rights of Suspect’ et ‘ Provisional Charges’. Plusieurs personnalités dont des orateurs distingués seront présentes pour déterminer  les défauts de ces systèmes et collecter des résolutions qui seront par la suite rapportées aux autorités afin d’apporter des changements nécessaires.

Le président de ladite association et l’avocat Rashad Daureeawoo, a particulièrement tenu à animer cette conférence car il estime que les principes du système de charge provisoire ne sont pas respectés à la lettre. « Ena ène kitsoz mauvais dans le système, li pa pé fonctionne bien », dit-il. Il reste sans voix avec tout ce qui se passe dans l’actualité. Le nombre de charges provisoires rayées  suscite de l’inquiétude. Or, il ajoute qu’il n’a rien à reprocher au système de la justice mais déplore le dysfonctionnement de charge provisoire à Maurice.

Cependant, il précise aussi qu’il faut avoir suffisamment de données pour émettre une accusation sur un individu. Il continue dans ses dires en se posant des questions telles que « Eski la police applik banne règlements de droit et eski éna ène défaut dans sa version là ? ». 

Notre interlocuteur n’a pas voulu en dire plus sur la situation car lui et ses confrères mettront en avant leur point de vue  lors de la  conférence. On s’attend à ce que plus d’informations inquiétantes soient dévoilées.